Solaar n’a jamais été hardcore, il est mieux : culte. Entre deux Moleskine et un clin d’œil à Daddy Yod, l’inventeur du rap poli revient sur ses années weedées, ses amours people et ses nouvelles vibes. Claude M’Barali, ou comment rester cool sans se carboniser.
1990, Maisons-Alfort. Là où tout a commencé, la première rime d’une chanson qui a fait le tour de la France à une époque où le rap était haï ou, au mieux, ignoré par les grands médias. Il faut le dire : si le rap est devenu la musique préférée des Français, c’est avant tout grâce à MC Solaar qui, avec « Bouge de là », a réussi l’exploit de fédérer les banlieues et l’intelligentsia avec un tube futé, vite détesté par les intégristes du hardcore mais classé quatorze semaines dans le Top 50 et apprécié du grand public. Un véritable exploit qui fit de ce hit surprise l’équivalent hexagonal de « Rappers’ Delight » de The Sugarhill Gang, aux États-Unis : la validation commerciale d’un style musical émergent, comme un feu vert donné aux majors signifiant qu’il existait bien un public pour les rimeurs d’ici.
Depuis, Claude MC a tracé sa route, ouverte avec un tiercé d’albums entrés dans l’histoire (Qui sème le vent récolte le tempo, Prose Combat et Paradisiaque). Si la suite fut parfois en dents de scie avec notamment un retentissant procès l’opposant à son label Polydor qui fit disparaître du marché ses quatre premiers LPs et une retraite « rapologique » d’une dizaine d’années brisée par l’album Géopoétique, le rappeur le plus cool de la FM est désormais un daron du hip-hop : cinquante-six ans, un succès populaire jamais démenti et un public qui va des fans de la première heure à des jeunes qui découvrent ce vétéran de la rime urbaine, plus à l’aise sur scène aujourd’hui qu’il ne l’était à ses débuts.
Claude M’Barali, le Timide, est devenu un showman performant avec un groupe live derrière lui, et toujours son ami d’enfance Bambi Cruz pour faire ses backs. En ce jour de mai, Claude passe à la maison pour une rencontre à la cool (forcément), avec en point d’orgue une divine interview forcément paradisiaque et les vraies raisons qui l’ont poussé à dire stop à ze weed…

Zeweed : Cinq mots pour te définir ?
MC Solaar : Lunaire, solaire, pataphysicien, consciencieux… Bon, c’est un peu de la rigolade, alors Superflow.
Trois lieux qui t’ont défini ?
Saint-Denis (la première ville où je suis arrivé), Dakar et N’Djamena.
Ton paradis artificiel préféré ?
Le septième art, c’est un paradis artificiel ?
À quoi ressemblerait le paradis pour toi ?
J’ai deux versions : en 2000, c’était la version The Notorious Big avec du champagne, des Mexicaines, du style… C’est la version qu’on avait avec Black Jack à l’époque dans « Si je meurs ce soir ». Et sinon, du bon son. Dans tous les livres saints, on raconte le Paradis, mais on a oublié la bande-son. Et si elle n’existe pas, on la fera : bien mixée avec de la basse devant.
Une journée paradisiaque de Claude MC ?
Je regarde très peu les séries ; dans ma vie, j’ai dû en voir quinze. J’ai enfin maté Le Bureau des légendes avec Kassovitz, il y a un an – je rate tout. Donc, pour te répondre, c’est regarder une série qui m’a été proposée par quelqu’un. Comme j’en ai vu très peu, à chaque fois, je me dis : « C’est génial ! », et puis le soir… [Il marque une longue pause, NDR] Ah oui je regarde les séries, le jour. Je suis vraiment à contretemps.
Une personne à sortir du Paradis pour la ramener sur Terre ?
Oh là là ! Je fais revenir 2Pac et The Notorious Big, et je les amène dans un studio à Manhattan.
C’est quoi l’enfer ?
C’est le monde d’aujourd’hui. Mais ça va changer la semaine prochaine, avec un peu d’optimisme.
C’était comment, tes débuts dans le showbiz et le rap biz ?
Quand on est arrivé dans le milieu de la musique, les gens ne savaient pas ce que c’était que le rap, à part Hubert Blanc-Francard, qui connaissait l’existence des samples. Les gens pensaient qu’on avait un orchestre avec des cuivres et tout ça. Moi, je n’avais rien contre l’industrie de la musique, je me laissais emporter, on faisait des petits concerts… On avait une certaine notoriété chez les gens de la musique grâce à Rapline sur M6 ; on avait tourné « Bouge de là » et « Quartier Nord » pour l’émission. Ça montait, tout le monde cherchait des rappeurs. J’ai rencontré quelques gens qui étaient fans de musique. Il y avait Hubert, Ascophil, Zdar et Jimmy Jay. On était dans un monde à part, à Polydor, Hubert avait demandé qu’on n’ait pas de directeur artistique, donc on a toujours été en autonomie. Les autres ne comprenaient pas ; ils ont découvert tard, après le deuxième album, que tout était fait de façon électronique. Pour moi, la musique, c’était être avec les filles de la promo et sortir voir des concerts. Du rock, Nilda Fernández, Jacques Higelin… Il y avait toujours un truc le soir.
Pour le meilleur et pour le dire, tu étais alors considéré comme « le gentil rappeur »…
Je l’ai ressenti. La première version de « Bouge de là » était en white label, et pour mes premiers rendez-vous, les gens disaient : « Ah c’est vous ? Je ne savais pas que c’était un Noir ! » Les médias se sont dit qu’il y avait quelque chose qu’ils pouvaient proposer. Ça ne ressemblait pas au rap qui n’aimait pas la société, caricaturable. Ça ressemblait à A Tribe Called Quest, Big Daddy Kane. On peut raconter des choses, rigoler aussi, mais ils ont fait une opposition et quand « Caroline » est arrivée, ils m’ont mis à part.
Sur quoi tu rédigeais tes textes ?
J’avais un cahier Clairefontaine. J’ai habité à Saint-Germain-des-Prés à un moment donné, alors j’ai pris un Moleskine, ça faisait voyageur. Mais comme j’ai appris à écrire dans l’Éducation nationale, j’aime bien les carreaux français. J’écris au studio. À un moment donné, vers l’an 2000, je me suis permis d’écrire chez moi, au stylo. Mais je suis sûr que si après-demain, je fais quelque chose au portable, ça sera bien. Comme ça te suggère des mots quand tu fais des fautes, ça va être bien à la fin. Il faut se nourrir, très important pour moi, aller partout. J’étais dans le train et je vois un mec qui lit Histoire de la banlieue (Thibault Tellier, 2024) ; je me dis que c’est bizarre, le mec prend un train pour aller dans une ville de Bretagne et il a un livre sur la banlieue ? Qu’est-ce qu’il fait dans sa vie ? J’ai acheté le livre, je ne l’ai pas encore ouvert. Je suis ouvert et c’est pour ça que j’arrive toujours à faire des nouvelles choses, à ne pas avoir la hantise de la page écrite, comme disait Chill [l’autre nom d’Akhenaton, NDR]. Si tu m’apportes une feuille, comme je n’ai rien écrit depuis un long moment, je vais arriver à la remplir.
La première version de « Bouge de là » était en white label, et pour mes premiers rendez-vous, les gens disaient : « Ah c’est vous ? Je ne savais pas que c’était un Noir ! »
À un moment, ta vie privée a intéressé la presse people…
Je me suis dit : « Punaise, au moins si on me prend, il faut que j’aie un truc hyper stylé. » Donc j’allais dans des magasins de vêtements de travail, j’avais des fringues de soudeur ; comme ça, j’étais sûr. À ce moment, je ne sortais que le soir, j’attendais qu’il soit entre 19 h 30 et 21 heures. Il y a dû y avoir cinq ou six papiers sur moi. Et c’est bizarre, pour moi l’acheteur de journaux ; tu arrives et tu fais : « Oh putain ! »
Tu as été « paparazzié » avec Ophélie Winter…
Ouais, ouais, j’ai eu. Le surprenant, c’est quand tu te lèves le matin pour acheter deux, trois journaux, tu tombes sur toi et tu te dis… Bon, tu ne peux rien te dire mais tu te dis que tu ne contrôles vraiment pas ton image. J’étais devenu un personnage du pop art de ces années-là. Une soupe Campbell, un personnage dans les médias, dans les people. Les gens trouvaient ça bien – « Quel couple ! », je sais pas quoi.

La weed, tu apprécies ?
Oui, jusqu’à 1992. J’ai dû arrêter grâce à Daddy Yod. On est partis dans la montagne, en Guadeloupe : un gars qui mangeait ital’ nous a roulé un produit dans une feuille, on a fumé, on est redescendus en voiture, on avait rendez-vous dans une émission de télé et là, on était « foncedés ». Moi, je répétais : « Wow, c’est cool » et lui, il disait : « Ouais, c’est wap wagga ! » Et la dame qui devait aimer ses représentants diasporiques en Europe, dit : « Bon, nous allons interrompre cette interview, nous voyons qu’ils ont goûté les produits locaux. » Je me suis dit : « Il faut quand même être sérieux » et depuis ce jour-là, je n’ai plus jamais fumé. C’était la culture de mes années sound, pollen, double zéro, huile de « teuchi », la diaspora marocaine, les trucs qui arrivaient dans le quartier, les gens qui fumaient et ensuite allaient dans les sound systems… Puis il y a eu une période où ça a été érigé en grand truc ; c’est l’arrivée de l’album de Snoop où ça faisait partie du gin, du juice et de la skunk. L’herbe m’a porté bonheur quand même. C’était mon premier jour de studio, j’avais rendez-vous avec Hubert et Zdar : je suis à la gare de Lyon, je marche, je trouve un grooos morceau de teuchi. Je le prends, je continue mon trajet comme dans « Bouge de là » pour aller au studio Bastille. Je rencontre un rasta : « Regarde ce que j’ai trouvé par terre. » Et hop, je vais chez Nosmoke [producteur reggae underground des années 1990, NDR], bon bref, on fait un petit échange de produits. J’arrive au studio, c’est ma première fois, je n’ai jamais posé dans un vrai studio, je sors le sachet de Weed… Et on n’a pas bossé, on n’a rien fait la première journée de notre rencontre. Peut-être qu’ils se sont forcés à fumer parce qu’ils pensaient que c’était un geste d’amour.
Et la dame (…) dit : « Bon, nous allons interrompre cette interview, nous voyons qu’ils ont goûté les produits locaux. » Je me suis dit : « Il faut quand même être sérieux » et depuis ce jour-là, je n’ai plus jamais fumé.
Donc tu n’as jamais refumé après 1992 ?
Si, je me suis donné des exceptions : quand il y avait les Saï Saï [duo reggae dancehall présent sur la compilation Rapattitude, NDR] qui passaient, j’ai pu fumer un peu avec eux.
Et le CBD ?
Quelqu’un qui a fait les grandes écoles a dit : « À quoi ça sert de fumer du CBD quand on peut fumer la vraie chose ? » Ça ne veut rien dire mais il le dit avec tellement de… Non, je n’ai pas essayé. Mais ça fait rigoler ou pas ?
Un peu, oui
Enfin, le CBD, heureusement que ça existe, surtout pendant ce Covid où il y avait plein de magasins qui ont ouvert dans tout Paris !
Tu as rattrapé le temps perdu après ta longue absence ?
Pas encore. Je l’ai vu pendant la tournée Géopoétique, mais c’est en train de remonter grâce à Vianney et Angèle, qui ont repris mes titres. Quand Angèle a repris « Victime de la mode », il y avait des moins de vingt ans dans mon public ; je me demandais comment ils connaissaient ça, et je me suis rendu compte de la même chose grâce à la tournée de Vianney, quand il a chanté « Caroline ». Dans mes concerts, la moyenne d’âge habituelle était compensée par des jeunes. Je vais vers ça, vers le Panthéon, comme dirait Booba ! En tout cas, ça remonte.
Tu as passé la cinquantaine mais tes concerts sont bien plus dynamiques aujourd’hui…
Je suis plus à l’aise qu’avant, j’ai changé ma D.A. ! Les gens aiment bien participer, donc je tends vers ça, à être… pas une bête de scène, mais à faire mes lives différemment. Encore une fois, c’est quand j’ai vu Bigflo et Oli en Belgique : ils interprètent leur truc différemment et j’ai compris un truc, ils transforment les morceaux pour les rendre scéniques. Oli m’a dit qu’il fallait un rapport direct avec le public. Il ne m’a donné que de bons conseils.
Ta dernière sortie, c’est en 2024 ; un album divisé en trois EPs : Lueurs célestes, Éclats cosmiques, Balade astrale. Et après ?
Je vais être en studio, il nous reste des morceaux, on va peut-être faire le bonus du triptyque, ou le départ d’un autre truc. En 2026, je ne vais pas me reposer.
Propos recueillis par Olivier Cachin
Cinq albums à emporter au paradis
Ça va me ramener vers mes quatorze à vingt ans… Il y aurait :
- Doggystyle de Snoop Dogg ;
- Ready To Die de Biggie ;
- « Rockit » d’Herbie Hancock ;
- Fab Five Freddy qui a fait « Non, je dis non, je descends à Odéon » : ça te donne une façon de rapper des années après – à l’américaine mais en français ;
- Et pour le cinquième, je change de genre musical total, pour la parité : le premier album d’une jeune Belge qui s’appelle Angèle, Brol. Parce que c’est surprenant de voir quelqu’un avec une tête normale chanter des sujets profonds.














