Interview

MC Solaar : « le CBD, heureusement que ça existe, surtout depuis le Covid! »

Solaar n’a jamais été hardcore, il est mieux : culte. Entre deux Moleskine et un clin d’œil à Daddy Yod, l’inventeur du rap poli revient sur ses années weedées, ses amours people et ses nouvelles vibes. Claude M’Barali, ou comment rester cool sans se carboniser.

1990, Maisons-Alfort. Là où tout a commencé, la première rime d’une chanson qui a fait le tour de la France à une époque où le rap était haï ou, au mieux, ignoré par les grands médias. Il faut le dire : si le rap est devenu la musique préférée des Français, c’est avant tout grâce à MC Solaar qui, avec « Bouge de là », a réussi l’exploit de fédérer les banlieues et l’intelligentsia avec un tube futé, vite détesté par les intégristes du hardcore mais classé quatorze semaines dans le Top 50 et apprécié du grand public. Un véritable exploit qui fit de ce hit surprise l’équivalent hexagonal de « Rappers’ Delight » de The Sugarhill Gang, aux États-Unis : la validation commerciale d’un style musical émergent, comme un feu vert donné aux majors signifiant qu’il existait bien un public pour les rimeurs d’ici.

Depuis, Claude MC a tracé sa route, ouverte avec un tiercé d’albums entrés dans l’histoire (Qui sème le vent récolte le tempo, Prose Combat et Paradisiaque). Si la suite fut parfois en dents de scie avec notamment un retentissant procès l’opposant à son label Polydor qui fit disparaître du marché ses quatre premiers LPs et une retraite « rapologique » d’une dizaine d’années brisée par l’album Géopoétique, le rappeur le plus cool de la FM est désormais un daron du hip-hop : cinquante-six ans, un succès populaire jamais démenti et un public qui va des fans de la première heure à des jeunes qui découvrent ce vétéran de la rime urbaine, plus à l’aise sur scène aujourd’hui qu’il ne l’était à ses débuts.

Claude M’Barali, le Timide, est devenu un showman performant avec un groupe live derrière lui, et toujours son ami d’enfance Bambi Cruz pour faire ses backs. En ce jour de mai, Claude passe à la maison pour une rencontre à la cool (forcément), avec en point d’orgue une divine interview forcément paradisiaque et les vraies raisons qui l’ont poussé à dire stop à ze weed…

Crédits Romain Garcin

 

Zeweed : Cinq mots pour te définir ?
MC Solaar : Lunaire, solaire, pataphysicien, consciencieux… Bon, c’est un peu de la rigolade, alors Superflow.

Trois lieux qui t’ont défini ?
Saint-Denis (la première ville où je suis arrivé), Dakar et N’Djamena.

Ton paradis artificiel préféré ?
Le septième art, c’est un paradis artificiel ?

À quoi ressemblerait le paradis pour toi ?
J’ai deux versions : en 2000, c’était la version The Notorious Big avec du champagne, des Mexicaines, du style… C’est la version qu’on avait avec Black Jack à l’époque dans « Si je meurs ce soir ». Et sinon, du bon son. Dans tous les livres saints, on raconte le Paradis, mais on a oublié la bande-son. Et si elle n’existe pas, on la fera : bien mixée avec de la basse devant.

Une journée paradisiaque de Claude MC ?
Je regarde très peu les séries ; dans ma vie, j’ai dû en voir quinze. J’ai enfin maté Le Bureau des légendes avec Kassovitz, il y a un an – je rate tout. Donc, pour te répondre, c’est regarder une série qui m’a été proposée par quelqu’un. Comme j’en ai vu très peu, à chaque fois, je me dis : « C’est génial ! », et puis le soir… [Il marque une longue pause, NDR] Ah oui je regarde les séries, le jour. Je suis vraiment à contretemps.

Une personne à sortir du Paradis pour la ramener sur Terre ?
Oh là là ! Je fais revenir 2Pac et The Notorious Big, et je les amène dans un studio à Manhattan.

C’est quoi l’enfer ?
C’est le monde d’aujourd’hui. Mais ça va changer la semaine prochaine, avec un peu d’optimisme.

C’était comment, tes débuts dans le showbiz et le rap biz ?
Quand on est arrivé dans le milieu de la musique, les gens ne savaient pas ce que c’était que le rap, à part Hubert Blanc-Francard, qui connaissait l’existence des samples. Les gens pensaient qu’on avait un orchestre avec des cuivres et tout ça. Moi, je n’avais rien contre l’industrie de la musique, je me laissais emporter, on faisait des petits concerts… On avait une certaine notoriété chez les gens de la musique grâce à Rapline sur M6 ; on avait tourné « Bouge de là » et « Quartier Nord » pour l’émission. Ça montait, tout le monde cherchait des rappeurs. J’ai rencontré quelques gens qui étaient fans de musique. Il y avait Hubert, Ascophil, Zdar et Jimmy Jay. On était dans un monde à part, à Polydor, Hubert avait demandé qu’on n’ait pas de directeur artistique, donc on a toujours été en autonomie. Les autres ne comprenaient pas ; ils ont découvert tard, après le deuxième album, que tout était fait de façon électronique. Pour moi, la musique, c’était être avec les filles de la promo et sortir voir des concerts. Du rock, Nilda Fernández, Jacques Higelin… Il y avait toujours un truc le soir.

Pour le meilleur et pour le dire, tu étais alors considéré comme « le gentil rappeur »…
Je l’ai ressenti. La première version de « Bouge de là » était en white label, et pour mes premiers rendez-vous, les gens disaient : « Ah c’est vous ? Je ne savais pas que c’était un Noir ! » Les médias se sont dit qu’il y avait quelque chose qu’ils pouvaient proposer. Ça ne ressemblait pas au rap qui n’aimait pas la société, caricaturable. Ça ressemblait à A Tribe Called Quest, Big Daddy Kane. On peut raconter des choses, rigoler aussi, mais ils ont fait une opposition et quand « Caroline » est arrivée, ils m’ont mis à part.

Sur quoi tu rédigeais tes textes ?
J’avais un cahier Clairefontaine. J’ai habité à Saint-Germain-des-Prés à un moment donné, alors j’ai pris un Moleskine, ça faisait voyageur. Mais comme j’ai appris à écrire dans l’Éducation nationale, j’aime bien les carreaux français. J’écris au studio. À un moment donné, vers l’an 2000, je me suis permis d’écrire chez moi, au stylo. Mais je suis sûr que si après-demain, je fais quelque chose au portable, ça sera bien. Comme ça te suggère des mots quand tu fais des fautes, ça va être bien à la fin. Il faut se nourrir, très important pour moi, aller partout. J’étais dans le train et je vois un mec qui lit Histoire de la banlieue (Thibault Tellier, 2024) ; je me dis que c’est bizarre, le mec prend un train pour aller dans une ville de Bretagne et il a un livre sur la banlieue ? Qu’est-ce qu’il fait dans sa vie ? J’ai acheté le livre, je ne l’ai pas encore ouvert. Je suis ouvert et c’est pour ça que j’arrive toujours à faire des nouvelles choses, à ne pas avoir la hantise de la page écrite, comme disait Chill [l’autre nom d’Akhenaton, NDR]. Si tu m’apportes une feuille, comme je n’ai rien écrit depuis un long moment, je vais arriver à la remplir.

La première version de « Bouge de là » était en white label, et pour mes premiers rendez-vous, les gens disaient : « Ah c’est vous ? Je ne savais pas que c’était un Noir ! »

À un moment, ta vie privée a intéressé la presse people…
Je me suis dit : « Punaise, au moins si on me prend, il faut que j’aie un truc hyper stylé. » Donc j’allais dans des magasins de vêtements de travail, j’avais des fringues de soudeur ; comme ça, j’étais sûr. À ce moment, je ne sortais que le soir, j’attendais qu’il soit entre 19 h 30 et 21 heures. Il y a dû y avoir cinq ou six papiers sur moi. Et c’est bizarre, pour moi l’acheteur de journaux ; tu arrives et tu fais : « Oh putain ! »

Tu as été « paparazzié » avec Ophélie Winter…
Ouais, ouais, j’ai eu. Le surprenant, c’est quand tu te lèves le matin pour acheter deux, trois journaux, tu tombes sur toi et tu te dis… Bon, tu ne peux rien te dire mais tu te dis que tu ne contrôles vraiment pas ton image. J’étais devenu un personnage du pop art de ces années-là. Une soupe Campbell, un personnage dans les médias, dans les people. Les gens trouvaient ça bien – « Quel couple ! », je sais pas quoi.

Crédits Romain Garcin

La weed, tu apprécies ?
Oui, jusqu’à 1992. J’ai dû arrêter grâce à Daddy Yod. On est partis dans la montagne, en Guadeloupe : un gars qui mangeait ital’ nous a roulé un produit dans une feuille, on a fumé, on est redescendus en voiture, on avait rendez-vous dans une émission de télé et là, on était « foncedés ». Moi, je répétais : « Wow, c’est cool » et lui, il disait : « Ouais, c’est wap wagga ! » Et la dame qui devait aimer ses représentants diasporiques en Europe, dit : « Bon, nous allons interrompre cette interview, nous voyons qu’ils ont goûté les produits locaux. » Je me suis dit : « Il faut quand même être sérieux » et depuis ce jour-là, je n’ai plus jamais fumé. C’était la culture de mes années sound, pollen, double zéro, huile de « teuchi », la diaspora marocaine, les trucs qui arrivaient dans le quartier, les gens qui fumaient et ensuite allaient dans les sound systems… Puis il y a eu une période où ça a été érigé en grand truc ; c’est l’arrivée de l’album de Snoop où ça faisait partie du gin, du juice et de la skunk. L’herbe m’a porté bonheur quand même. C’était mon premier jour de studio, j’avais rendez-vous avec Hubert et Zdar : je suis à la gare de Lyon, je marche, je trouve un grooos morceau de teuchi. Je le prends, je continue mon trajet comme dans « Bouge de là » pour aller au studio Bastille. Je rencontre un rasta : « Regarde ce que j’ai trouvé par terre. » Et hop, je vais chez Nosmoke [producteur reggae underground des années 1990, NDR], bon bref, on fait un petit échange de produits. J’arrive au studio, c’est ma première fois, je n’ai jamais posé dans un vrai studio, je sors le sachet de Weed… Et on n’a pas bossé, on n’a rien fait la première journée de notre rencontre. Peut-être qu’ils se sont forcés à fumer parce qu’ils pensaient que c’était un geste d’amour.

Et la dame (…) dit : « Bon, nous allons interrompre cette interview, nous voyons qu’ils ont goûté les produits locaux. » Je me suis dit : « Il faut quand même être sérieux » et depuis ce jour-là, je n’ai plus jamais fumé.

Donc tu n’as jamais refumé après 1992 ?
Si, je me suis donné des exceptions : quand il y avait les Saï Saï [duo reggae dancehall présent sur la compilation Rapattitude, NDR] qui passaient, j’ai pu fumer un peu avec eux.

Et le CBD ?
Quelqu’un qui a fait les grandes écoles a dit : « À quoi ça sert de fumer du CBD quand on peut fumer la vraie chose ? » Ça ne veut rien dire mais il le dit avec tellement de… Non, je n’ai pas essayé. Mais ça fait rigoler ou pas ?

Un peu, oui
Enfin, le CBD, heureusement que ça existe, surtout pendant ce Covid où il y avait plein de magasins qui ont ouvert dans tout Paris !

Tu as rattrapé le temps perdu après ta longue absence ?
Pas encore. Je l’ai vu pendant la tournée Géopoétique, mais c’est en train de remonter grâce à Vianney et Angèle, qui ont repris mes titres. Quand Angèle a repris « Victime de la mode », il y avait des moins de vingt ans dans mon public ; je me demandais comment ils connaissaient ça, et je me suis rendu compte de la même chose grâce à la tournée de Vianney, quand il a chanté « Caroline ». Dans mes concerts, la moyenne d’âge habituelle était compensée par des jeunes. Je vais vers ça, vers le Panthéon, comme dirait Booba ! En tout cas, ça remonte.

Tu as passé la cinquantaine mais tes concerts sont bien plus dynamiques aujourd’hui…
Je suis plus à l’aise qu’avant, j’ai changé ma D.A. ! Les gens aiment bien participer, donc je tends vers ça, à être… pas une bête de scène, mais à faire mes lives différemment. Encore une fois, c’est quand j’ai vu Bigflo et Oli en Belgique : ils interprètent leur truc différemment et j’ai compris un truc, ils transforment les morceaux pour les rendre scéniques. Oli m’a dit qu’il fallait un rapport direct avec le public. Il ne m’a donné que de bons conseils.

Ta dernière sortie, c’est en 2024 ; un album divisé en trois EPs : Lueurs célestes, Éclats cosmiques, Balade astrale. Et après ?
Je vais être en studio, il nous reste des morceaux, on va peut-être faire le bonus du triptyque, ou le départ d’un autre truc. En 2026, je ne vais pas me reposer.

Propos recueillis par Olivier Cachin

 

Cinq albums à emporter au paradis

Ça va me ramener vers mes quatorze à vingt ans… Il y aurait : 

  • Doggystyle de Snoop Dogg ;
  • Ready To Die de Biggie ;
  • « Rockit » d’Herbie Hancock ;
  • Fab Five Freddy qui a fait « Non, je dis non, je descends à Odéon » : ça te donne une façon de rapper des années après – à l’américaine mais en français ;
  • Et pour le cinquième, je change de genre musical total, pour la parité : le premier album d’une jeune Belge qui s’appelle Angèle, Brol. Parce que c’est surprenant de voir quelqu’un avec une tête normale chanter des sujets profonds.

Agnès b. Mode, écologie, légalisation : l’interview qui taille

Mode éthique avant l’heure, art éclairé, lutte contre le dérèglement climatique, joints assumés… Agnès Troublé -AKA Agnès b- a toujours devancé le monde et les modes. Entre deux collections, elle nous a reçu dans son QG parisien de la rue Dieu.

Paris, jeudi 27 février, 15 heures à quelques pas du canal Saint-Martin. Flanqué d’Alé de Basseville, artiste multi-talents et photographe professionnel depuis 1985 (date à laquelle il travaille avec Andy Warhol, alors qu’il n’a que quinze ans), nous nous présentons à l’accueil du 17, rue Dieu, où un vaste et immeuble 1900 abrite, sur six étages, les bureaux de la multinationale familiale Agnès b. Jean Guillaume, qui pilote la communication de la styliste intemporelle, nous accueille d’un grand sourire avant de nous proposer un café et une rapide visite des lieux. Pour l’occasion, j’ai mis de jolies chaussures de ville bien cirées, surplombées d’un pantalon à pinces dans lequel rentre une chemise impeccablement repassée. Alé est, comme à son habitude, habillé d’un kilt. Alors que nous déambulons d’étages en étages, je me rends compte que je dénote sérieusement. Arrivés au cinquième, alors que nous nous accordons une pause vape sur un balcon donnant sur cour, une fenêtre s’ouvre au sixième : « Venez, venez, vous allez attraper froid ici », nous lance Agnès  en nous invitant, bras tendus, à la rejoindre. Quelques marches plus haut, nous rentrons dans son bureau : une vaste pièce à vivre lumineuse comme notre hôte qui, sans tarder, nous invite au tutoiement. En fond sonore, la musique de Bob Marley sur laquelle Agnès esquisse quelques pas de dance. Alé sort son appareil photo, je sors mon mini-magnéto et, alors que je me surprends à chalouper en rythme sur le « Get Up, Stand Up » du Reggae King, je me dis, les yeux pétillants, que la rue Dieu fait bien les choses. Entretien au sixième ciel.

Séance photo sous l’oeil d’Alé de Basseville dans les bureaux d’Agnès pour la couverture du ZEWEED mag’ # 8

 

ZEWEED : Des vêtements intemporels, faits pour durer et conçus dans une logique de développement durable, c’est la marque de fabrique Agnès b. Aujourd’hui, les grands groupes semblent découvrir les vertus du circuit court ou, en tout cas, mettent cet argument en avant. Ça doit vous faire doucement rire…
Agnès b : Oui, ça me fait rire quand j’entends les patrons du grand luxe, Pinault et Arnault pour ne pas les nommer, raconter soudainement qu’ils fabriquent en France. En fait, ils nous prennent des ateliers que nous maintenons en vie depuis très longtemps. Ils nous les piquent carrément parce qu’ils le peuvent, et c’est arrivé plusieurs fois. Il y a quelque chose de moche dans la démarche parce qu’on se donne une belle image avec un atelier français… puis, après, on fabrique ailleurs. Disons que ça m’amuse autant que ça m’attriste, tant je trouve ça moralement discutable.
Depuis toujours, je fais du 100 % local lorsque c’est possible. Quand les matières sont produites à l’étranger, on confectionne un maximum sur place. Par exemple, au Pérou, où l’on récolte et file la laine de lama, on fabrique aussi nos pulls pour homme. Circuit court et emplois locaux. C’est pareil en Mongolie, où tous nos cachemires sont faits. Ce sont eux qui produisent le fil et bénéficient de la valeur ajoutée de la fabrication de tous nos pulls en cachemire.

« Mon travail, c’est vraiment de faire de bonnes coupes dans des choses pas trop marquées mode et qu’on garde très longtemps. »

Au-delà de l’aspect écologique, ce qui fait le succès de vos vêtements, c’est la qualité des matériaux utilisés.
Oui, c’est ce qui fait le succès d’Agnès b. Je travaille évidemment beaucoup la coupe mais, avant tout, il faut que les matières soient toutes de très bonne qualité. Je suis intransigeante sur ce point. Je dis toujours aux jeunes stylistes : « On ne fera jamais un beau vêtement avec un tissu médiocre, un tissu qui deviendra moche et qui ne tiendra pas le coup.» Mon travail, c’est vraiment de faire de bonnes coupes dans des choses pas trop marquées mode et qu’on garde très longtemps. Ce qu’il faut, c’est que les vêtements parlent d’eux-mêmes. Et moi, il faut que j’assume chaque produit. S’il est en vente, c’est que je suis d’accord avec tout.

« Mes clients, ce sont des gens qui ne veulent pas se faire avoir par la mode. »

Le portrait type de votre client ?
Le portrait type de mes clients, ce sont des gens qui ne veulent pas se faire avoir par la mode, et qui savent que s’ils viennent là, ils ont un vêtement qu’ils vont garder très longtemps. On a une clientèle fidèle. Maintenant, ce sont les enfants de nos clients d’il y a vingt ans qui viennent chez nous. Les filles portent même les robes de leur mère d’il y a vingt ans. Dans mon placard, il y a des pièces que je porte depuis quarante ans.

Cela fait près de trente ans que vous êtes très investie dans l’écologie et la lutte contre le changement climatique, notamment via la fondation Tara et sa figure de proue, le magnifique voilier du même nom.
Oui, Tara, ce bateau que j’adore et que j’ai acheté avec mon fils, est vraiment comme un symbole de l’écologie. Il est en ce moment à Cherbourg et s’apprête à partir dans les glaces du pôle Nord pendant cinq cents jours afin d’analyser, avec un module en dérive, le changement climatique et tout ce que cela implique. C’est un magnifique projet, devenu une fondation, que je soutiens depuis longtemps. C’est une vision, une philosophie.

« Je dis toujours aux jeunes stylistes : on ne fera jamais un beau vêtement avec un tissu médiocre. »

Vous êtes aussi la plus engagée des stylistes dans le mécénat et l’art. D’où vient cette appétence pour l’art ?
Ça a commencé très petite puisque ma prof de dessin au cours Buffet, à Versailles, a dit à mes parents : « Il faut qu’elle aille aux Beaux-Arts, elle dessine bien. » C’est comme ça que je faisais neuf heures de dessin par semaine aux Beaux-Arts de Versailles. Après, je voulais faire l’école du Louvre, mais je me suis mariée à dix-sept ans avec Christian Bourgois, donc je n’ai pas fait l’école du Louvre. Ce n’était peut-être pas la meilleure idée que j’ai eue d’ailleurs. Je voulais rester pure. J’en avais marre qu’on me tripote. Vous savez, les jeunes filles sont souvent des proies. La seule fois où je ne m’en suis pas plainte, c’est quand une de mes premières rencontres artistiques, Picasso, m’a embrassée.

Agnès b.©La Fab.

« Picasso m’a embrassée, ça a dû me porter chance. »

Picasso ?
Oui, Picasso ! J’allais me marier avec Christian Bourgois, j’avais dix-sept ans. On remontait de la mairie, Picasso descendait l’escalier du palais Grimaldi où il avait son atelier. À mi-chemin, entre deux marches, il s’arrête et me dit : « Vous êtes très jolie. » Puis il m’embrasse gentiment et s’en va. Je m’en souviendrai toujours ! Il avait son tee-shirt blanc rentré dans son short, avec un petit trou là [elle montre le haut de son buste, côté gauche], des sandales… C’était Picasso ! Picasso m’a embrassée, ça a dû me porter chance…

Vous  avez ouvert un lieu : la Fab, où vous présentez des pièces de vos collection, et celles de nombreux artistes. Je crois qu’il y a en ce moment  une très belle exposition d’Hamony Korine à la galerie du Jour, qui fait maintenant partie de la Fab.…
 J’adore la Fab. ! En plus, la presse nous soutient parce que c’est un lieu différent, qui ne ressemble pas aux autres lieux culturels. C’est dans le 13ᵉ, un arrondissement que j’aime beaucoup, très vivant, plein d’étudiants. C’est un nouveau Paris pour moi, différent du Marais ou du 16ᵉ ; un Paris jeune et dynamique. Harmony Korine et moi, c’est une longue et belle histoire. Nous nous entendons sur tout et à merveille. Et je crois que je suis sa plus grande fan ; en tout cas, celle qui a la plus grande collection de ses œuvres. J’aime collectionner, oui, mais j’aime surtout transmettre ma passion, tenter de faire connaître au public les artistes qui me touchent.

Harmony Korine et Agnès, crédits Gaspar Noë
Harmony Korine et Agnès. Crédits : Gaspar Noë

« À mon niveau de richesse, qui n’est pas celui d’Arnault ou Pinault, je partage autant que je peux. »

Dans cette transmission, il y a la notion de partage…
Dans l’art, oui, mais dans tous les domaines, finalement. Je veux absolument que les riches partagent. À mon niveau de richesse, qui n’est pas celui d’Arnault ou Pinault, je partage autant que je peux. Je trouve normal de partager. Je n’ai pas renvoyé depuis très longtemps , de feuille de soin à la Sécurité sociale, et je pense qu’à un certain niveau de revenus, il faudrait y renoncer.

Comment voyez-vous la guerre déclarée au cannabis par le gouvernement ?
Ils mélangent tout, ils ne savent pas ce que c’est. Moi, je ne suis jamais passée de la weed ou du teuch à la cocaïne. Ça m’a toujours dégoûté. J’ai vu la connerie de la cocaïne, des gens à fond en train de dire des conneries jusqu’à 9 heures du matin. Ça fait longtemps que j’ai compris la connerie de la coke ! Mais fumer un pétard, j’aime bien. Ça me donne la pêche. C’est comme si j’avais bu un verre ou une Zubrowka. Il y a des gens que ça endort ; moi, c’est le contraire. Ça me dynamise, ça me donne la pêche. Je ne fume pas le soir, d’ailleurs ; plutôt dans la journée. Je ne m’en cache pas d’ailleurs. J’aime bien ne pas m’en cacher, de fumer des joints.

« J’aime bien ne pas m’en cacher, de fumer des joints. »

Que leur diriez-vous pour les convaincre de légaliser ?
À eux, je ne sais pas. Je crois qu’ils ne veulent rien entendre, même pas ouvrir le débat. Aux autres, je dirais qu’il faut se regrouper. Il y a Éric Piolle qui est pour ça. Par exemple, ce maire de Grenoble [EÉLV], je voulais lui mettre un petit message pour lui dire bravo, parce que c’est la seule chose à faire. On a besoin d’être renseigné sur tout ça. Encore une fois, ils mélangent tout parce qu’ils ne savent pas. C’est important de défendre cette idée que ce n’est pas parce qu’on fume de la weed qu’on va tomber dans la cocaïne. Il faut éradiquer la cocaïne et ces merdes, tout comme certains médicaments qui tuent ! Mais ça, c’est plus compliqué, parce qu’il y a beaucoup d’argent en jeu. Mais s’obstiner à interdire la weed et le teuch, c’est ridicule. Je tiens à ce qu’on le dise !

Et on va même l’écrire ! Sur ce sujet, vous parlez en connaissance de cause…
Ça fait quarante ans que je fume. En revanche, je ne sais toujours pas rouler un pétard [rires]. J’ai toujours été avec des gens qui fumaient, donc ça n’a jamais été un souci. Mais ce qui est drôle, c’est qu’à chaque fois que j’allais à un concert, on me demandait si j’avais des feuilles… Moi qui ne sais pas rouler ! Faut croire que j’ai une tête à fumer des joints [Agnès s’esclaffe]. « T’as des yeuf ? », je l’ai entendu tellement de fois… D’ailleurs, j’en ai parfois sur moi. Et surtout, j’ai des copains qui roulent autour de moi.

« C’est important de défendre cette idée que ce n’est pas parce qu’on fume de la Weed qu’on va tomber dans la cocaïne. »

Mais il faudrait une légalisation encadrée et responsable…
 Évidemment, il faut encadrer ça, l’interdire aux mineurs, avoir une politique de prévention, notamment sur la route. Tu prends le volant, tu as trop bu : tu déconnes. Tu prends le volant, tu as fumé des pétards :  ce n’est pas bon non plus . Faut quand même le dire… Moi, en tout cas, ce n’est pas mon cas. Mais, au volant, ce n’est pas bon. C’est comme l’alcool, c’est pareil. Cela étant, économiquement, c’est aussi très intéressant pour l’État. Ça l’est aux États-Unis et au Canada, où c’est légalisé. Commercialement, il y a aussi des choses formidables à faire avec le roi du Maroc ! Ils font du haschich incroyable !

Ah oui ?
Ah oui ! Je suis allé à Ketama, j’ai vu comment c’était fait et c’est incroyable. Je me suis retrouvée dans une petite maison avec un groupe de fermiers, il y avait un grand sommier en métal, ils avaient mis toutes les fleurs dessus, ils tapaient avec des baguettes comme sur un tambour, et dessous il y avait un tissu qui ramassait le truc. Il n’y a pas plus naturel ! Je me souviens aussi d’une époque où il y avait un tampon du roi du Maroc apposé sur un voile de coton écru qui enveloppait la savonnette de hash. C’était sous Hassan II. Il faudra s’arranger avec le roi du Maroc pour qu’il nous exporte du haschich de qualité !

 

Propos recueillis par Alexis Lemoine

 

Jean Lassalle, la politique de pré

Jean Lassalle, ex-député et star a cappella de l’hémicycle, est descendu en ville pour causer chanvre avec ZEWEED. Une plante dont il défend ardemment la culture, que ce soit pour sa fibre ou ses vertus de bien-être. Si le berger le plus populaire de France n’a jamais fumé un joint de sa vie, il défend sur ce volet une approche pragmatique et pédagogique, loin du dogmatisme hors-sol du moment. Rencontre avec le sixième bon sens.

S’il reste dans les mémoires et dans les cœurs, c’est par son chant entonné en pleine Assemblée nationale, en juin 2003, face à un Nicolas Sarkozy médusé et un président de l’Assemblée (Jean-Louis Debré, RIP) qui hésite à exploser de rire. Son chant béarnais (« Aqueros Mountagnos ») visait à réclamer plus de gendarmes au tunnel du Somport, et sera entendu. La gendarmerie ne ferme pas et augmente ses effectifs. Trois ans plus tard, il entame une grève de la faim pour protester contre la délocalisation de l’usine Toyal Europe, qui emploie 150 salariés dans la vallée d’Aspe. En cinq semaines, il perd 21 kilos et est hospitalisé en urgence. Sur intervention de Jacques Chirac, Toyal finit par abandonner son projet de nouvelle implantation. Nouvelle victoire pour Lassalle, berger transhumant de père en fils qui passe ainsi d’un sommet médiatique à un autre.

Y a-t-il du monde dans Lassalle ? Assurément, oui. Tout un arrière-pays même, pour ce Pyrénéen enraciné comme nul autre dans ce Béarn immaculé. Prêt à se lancer dans sa troisième campagne présidentielle, il réagit pour ZEWEED aux récents propos du ministre Retailleau qui, à rebours de toutes les politiques modernes sur la marijuana, cherche à pénaliser, voire à criminaliser les consommateurs en expliquant, sans se mordre la langue, que « fumer un joint, c’est avoir du sang sur les mains ». Sachant que le chanvre est l’un des produits stars dans ses montagnes, « Jeannot » ne pouvait pas laisser ces propos impunis. Joint par téléphone, il se met à chanter et se demande si cette interview va faire le buzz, à défaut de s’en rouler un, vu qu’il est non-fumeur. Le voilà donc en défenseur d’une légalisation contrôlée, à l’instar des députés Antoine Léaument (LFI) et Ludovic Mendes (EPR) qui ont tenté de rallumer le débat avant que Retailleau, la nouvelle superstar de la droite dure, tel un Fillon rétréci au lavage, n’en fasse un énième pétard mouillé pour que la France continue à consolider son retard.

ZEWEED : Que pensez-vous de la phrase de l’actuel ministre de l’Intérieur sur les consommateurs qui, en fumant un joint, ont « du sang sur les mains » ?
Jean Lassalle : M. Retailleau a eu une repartie cinglante mais quelle solution apporte-t-il ? Tout ce qui est excessif est dérisoire, et sa réaction est pour le moins excessive, destinée à frapper les esprits ou plutôt ce qu’il en reste, sur certaines chaînes d’info en continu… Nous faisons face à un changement de monde, et je salue ici les deux parlementaires du courage de se libérer de leurs propres chaînes, tenues par l’état-major de leurs partis respectifs. Sur ce sujet, j’avais pris une initiative similaire, en 2021, avec le groupe Liot (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires, travaillant sur la reconnaissance du vote blanc, le RIC…). La classe politique dans son ensemble s’est chargée de couvrir de cendres cette initiative. Il y a très longtemps que la France a organisé des cours d’éducation sexuelle ; ce n’est pas pour autant qu’elle l’a fait dans le but de créer des violeurs en puissance… Au contraire, cela vise à apprendre dès le plus jeune âge une chose essentielle de la vie ! Et que savons-nous sur les drogues douces ? Rien, on ne voit ce problème que par le petit bout de la lorgnette, en fin de course, par le répressif. Retailleau met tout dans le même panier : les consommateurs, les producteurs les vendeurs… Et si je condamne les réseaux autant que lui, est-ce avec ce genre de politique du coup de menton qu’on va les atteindre ? Mieux vaut avoir à nos côtés une force populaire éduquée, cultivée plutôt que de laisser la jeunesse tout découvrir en cachette… Ce qui génère pas mal de fantasmes au passage ! On manque de clairvoyance. Regardez, le général en arrivant au pouvoir avait multiplié par 10 le budget de la recherche, à tous les niveaux pour savoir comment la société évolue… Il faudrait refaire cela, engager une mise à jour car, franchement, Retailleau en est resté à Windows 1… Au lieu de tout cacher hypocritement, en amplifiant l’usage par le goût de l’interdit, expliquons, prévenons que cette culture ne soit plus un fantasme mais une réalité ancrée et donc maîtrisée sur nos territoires.

« Que cette culture ne soit plus un fantasme mais une réalité ancrée et donc maîtrisée sur nos territoires. »

Justement, ces territoires se développent aussi avec la culture du chanvre, qui n’a pas forcément de débouchés cannabinoïdes récréatifs mais peut servir à isoler les maisons, dans le textile…
Tout à fait, le chanvre a pléthore d’utilisations possibles et il est légal d’en cultiver, à condition d’avoir obtenu une licence d’agriculteur au préalable et un casier judiciaire vierge de préférence ! La France est le deuxième pays producteur de chanvre, après la Chine et, dans mon Béarn, il en pousse partout et nourrit de nombreuses initiatives, à Momas et à Gelos avec Pyrénées Chanvre – un projet porté par Émilie Abadie et Pauline Lacaze, destiné à l’isolation et au textile. Ce chanvre industriel est très peu gourmand en eau et nécessite peu ou pas d’intrants ; une aubaine pour l’agriculture raisonnée ! Si on le réussit sur nos territoires, on peut le réussir ailleurs. On en fait aussi des huiles, de la tisane, du papier ; sans parler des utilisations thérapeutiques contre le stress notamment.

Pas étonnant qu’on ait légalisé le CBD un an après le confinement…
Oui, Il faut penser par rapport à son époque et en globalité ; tout d’abord, tenir compte des bienfaits de cette plante et penser ensuite à la masse de soldats pacifiques qui pousseraient ces initiatives bien comprises, au lieu d’obscurcir un ciel de mort… L’État doit investir dans la formation des dealers, leur donner une deuxième chance, les aider à se relancer dans le domaine légal en les accompagnant, avec des activités utiles et intéressantes comme quand on a fait refaire le fort du Portalet, dans la vallée d’Aspe, par des jeunes en difficulté. Il est temps que l’homme retrouve l’homme. Sinon, on continuera avec des trafiquants de plus en plus dangereux, de plus en plus armés, alors qu’il faudrait juste miser sur beaucoup d’intelligence et un peu d’argent, pour pouvoir former des professionnels assez nombreux. Sur le volet agricole, cela peut être une source de revenus nouveaux : des jeunes venus de zones sensibles se mettraient dans la partie, non pas pour grossir la masse des criminels mais, au contraire, pour les combattre.

« Mieux vaut avoir, à nos côtés, une force populaire éduquée, cultivée, plutôt que de laisser la jeunesse tout découvrir en cachette. »

Porterez-vous ces combats lors de la prochaine présidentielle ?
Écoutez, j’en suis à ma quatrième opération du cœur, suite à un sympathique vaccin contre le Covid labellisé Johnson & Johnson… Et dire que j’avais un cœur magnifique comme celui d’Eddy Merckx ! Mais ce vaccin parfaitement légal et même obligatoire, m’a rendu parfaitement malade. Pour l’instant, je vais donc tâcher de faire vivre le mouvement Résistons ; beaucoup de projets sont en cours ; je suis toujours président de l’Association des populations des montagnes du monde (APMM), regroupant plus de 98 pays… J’écris un livre aussi, mais c’est toujours le début le plus difficile – je m’arrête au bout de dix lignes [rires]. Après, concernant ma candidature je préfère ne rien dire, tout le monde parle trop… Et personne ne s’écoute.

Interview : Mila Jansen, 60 ans dans l’arène du hash

Du Royaume-Uni au Népal, d’Amsterdam à Katmandou, en passant par le Maroc et Goa, Mila Jansen alias « The Queen of hasch », a vécu tambour battant mille existences sans jamais se défaire de son légendaire sourire et du joint qui l’accompagne. Entretien avec la reine de tous les voyages.

ZEWEED : Comment avez-vous appris à faire du hasch ?
Mila Jansen : J’ai appris la théorie en Afghanistan, au Pakistan et en Inde, puis, en 1968, toujours en Inde, j’ai commencé en faisant du charas. J’avais appris l’art du hasch making en regardant pendant des années les cultivateurs frotter et tamiser les fleurs. Quand je suis revenue à Amsterdam, en 1988, j’ai recommencé à en produire alors que je gérais, avec des amis, 13 plantations. En 1988, je passais encore mes fleurs au tamis jusqu’à ce qu’un jour, en regardant tourner mon sèche-linge, j’invente le Pollinator*. 
À cette époque, le concept des cannabinoïdes et terpènes n’était pas connu – pas de nous en tout cas. Ce qui m’a valu pas mal d’expérimentations pratiques avant de trouver le bon équilibre [rires]. J’ai adoré cette période de mise au point. Et je voulais surtout proposer à Amsterdam un bon hasch, trouvant médiocre celui qui était vendu dans les coffee shops. Après vingt ans passés en Inde, où l’on trouvait de l’afghan, du népalais, du cachemirien, et produire le nôtre, je suis devenue exigeante !

ZW : Réussir dans un milieu aussi dangereux que masculin relève de l’exploit…
MJ. : C’est l’intelligence et une bonne idée qui m’ont donné l’occasion de percer, en créant en premier une machine qui fait tout le travail manuel, réservé aux hommes ! Cette innovation a permis aux cultivateurs de faire leur hasch en gagnant un temps fou. Quand j’ai créé mon entreprise, parce qu’il fallait bien que je nourrisse mes quatre enfants, je ne m’étais pas inquiétée d’une quelconque compétition avec les hommes parce que je n’étais pas en compétition avec eux. Oui, j’entrais dans un monde réservé aux hommes, mais mon business n’interférait pas avec les activités classiques de production, de semences, de lampes ou d’engrais qui sont aux mains de la gent masculine. Je suis certaine que si j’avais créé une banque de graines, par exemple, leur attitude aurait été très différente.

Mila à Goa

ZW : Vous êtes une icône féministe. Vous aviez le militantisme dans le sang ou c’est arrivé sans que vous n’y pensiez ?
MJ. : Il y a quelques jours, je suis tombée sur une citation de Shakespeare : « Les uns naissent grands, les autres se haussent jusqu’à la grandeur, d’autres encore s’en voient revêtir. » [Troïlus et Cressida, 1609 NDLR] J’appartiens définitivement à cette dernière catégorie car je n’ai jamais eu pour objectif de devenir une quelconque icône. J’étais mère célibataire jusqu’à ce que je crée mon entreprise. J’étais féministe et militante, oui, mais uniquement durant le peu de temps libre que j’avais, bien trop occupée à prendre soin de ma famille.

ZW : Vous avez habité à Goa, en 1968, soit les premières heures de ce qui allait devenir une Mecque de la contre-culture hippie. Ça ressemblait à quoi ?
MJ. : Goa en 1968 était le paradis que nous recherchions, niché entre les palmiers et un océan chaud. Il n’y avait que 11 voyageurs routards, cette année-là. L’année suivante, ils étaient 200 ! Il n’y avait pas d’électricité, la musique sortait d’une flûte en argent et de quelques tables, avec toujours le bruit de la mer en fond sonore. Nous faisions du stop à bord d’une charrette à buffles pour nous rendre au marché hebdomadaire, qui regorgeait de fruits, de poissons et de légumes frais, cueillis le matin même par les vendeuses du marché. Une explosion de couleurs, de soleil. Sur la plage, on achetait une douzaine de poissons frais pour deux cents américains ! Et, contre un coup de main pour relever les filets, le poisson était gratuit. Nous passions toute la nuit autour d’une énorme bougie, au son de la flûte, parfois des tablas, mais la plupart du temps juste avec le son des vagues qui s’échouaient sur le sable. Et les couchers de soleil sous LSD… Sortir de l’océan comme si nous étions les premiers à fouler cette Terre…

ZW : Vous avez connu le marché clandestin. De quel œil voyez-vous la légalisation ?
MJ. : J’espère que la légalisation arrivera le plus rapidement possible, même si je constate qu’elle semble s’accompagner d’un sacré paquet de permis, de documents, de coûts, etc. Il y a trop de règles, de contraintes ; ce qui est loin d’être idéal. Le fait que le gouvernement légalise ne veut pas dire qu’il peut mettre son nez partout. D’une manière ou d’une autre, cela semble faire le jeu des grandes entreprises, pendant que le petit agriculteur dévoué est mis à l’écart et condamné, à terme, à disparaître. Maintenant qu’on a un peu de recul, la légalisation ne semble pas vraiment rendre plus heureux quiconque que je connais.

La Mila famille au naturel

ZW : Quel est le meilleur hasch que vous ayez fumé ?
MJ. : C’est dans l’Himalaya, au-dessus de Kullu, au-dessus de la limite des arbres, que j’ai trouvé le meilleur hasch. Nous étions avec des sâdhus locaux (hommes saints indiens qui fument des chillums) à la recherche de plants de cannabis qui avaient survécu à l’hiver sous la neige ; nous les avons frottés et avons récupéré le hasch de nos mains. Nous l’avons mis dans un chillum et l’avons fumé de suite. C’était plutôt un trip acide : les sons du ruisseau babillant, les couleurs des fleurs sauvages, l’espace et la liberté dans le cerveau, la joie ! Les montagnes enneigées qui nous entourent, les forêts sans fin et les sâdhus eux-mêmes – une expérience magique !

ZW : Vos rapports avec la police ? Il y a dû en avoir quelques-uns, en soixante ans de carrière…
MJ. : Oui… En 1965, j’ai ouvert une boutique, Kink 22, où nous vendions les premières mini-jupes. Plus tard, début 1968, nous l’avons transformée en salon de thé. C’était l’époque de Timothy Leary et abandonner cette société était là où il en était. Le salon de thé attirait des gens revenant de l’Est, apportant du hasch et parfois des stocks américains réaffrétés de la guerre du Vietnam – ces gars-là rapportaient du LSD ! Régulièrement, il y avait une descente de police : le salon de thé était perquisitionné et je passais une nuit au commissariat de Leidseplein. Puis ce commissariat a fermé ses portes et a été remplacé par le Bull Dog, un coffee shop. En 2013, nous fêtions mon soixante-dixième anniversaire, très festivement au Bull Dog, justement, et, tout d’un coup, j’ai un flash : c’était là que j’avais fait de ma garde à vue !

ZW : Vous avez vraiment fait pousser de l’herbe à côté d’une caserne de pompiers ?
MJ. : Oui, c’est vrai. C’était en 1993-1994 et je cultivais beaucoup d’herbe, à cette époque. En l’occurrence, il y avait un joli spot juste à côté d’une grande caserne de pompiers. Et nous ne dépensions pas d’argent dans des systèmes de ventilation avec des filtres anti-odeurs… Ça sentait franchement l’herbe, mais ce n’était pas une odeur connue à l’époque. Nous n’avons jamais eu de problèmes avec nos voisins, les soldats du feu.

 

Jan Kounen, l’interview chamanique

Du Dobermann sous acide à l’ayahuasca comme thérapie, Jan Kounen n’a jamais vraiment choisi entre caméra et calumet. Rencontre cosmique avec un réalisateur qui préfère désormais les visions intérieures aux explosions extérieures.

Enfant prodige et énervé du cinéma français, Jan Kounen s’est fait connaître avec trois courts-métrages décemment déjantés : Gisèle Kérozène en 1990, puis Vibroboy en 1994 – soit les aventures d’un tueur armé d’un vibromasseur – et enfin Le Dernier Chaperon rouge en 1996 – avec Emmanuelle Béart et Marc Caro. Trois petites fictions qui lui ouvrent, en 1997, les portes du grand écran avec Dobermann, polar violent et excentrique sous amphétamines, désormais culte. 

De Dobermann aux chamans

La suite de sa carrière est déroutante : il part au Mexique et au Pérou, s’immerge dans la culture chamane et revient avec le western Blueberry, l’expérience secrète (2004) . Un trip cinématographique sensoriel sous influence avec, dans le rôle-titre, Vincent Cassel et un mémorable duel final sous ayahuasca – breuvage hallucinogène ancestral consommé par les tribus d’Amazonie. 
La même année, il poursuit ses travaux avec D’autres mondes : documentaire anthropologique entre trip mystique et aventure humaine, ponctué de témoignages de scientifiques, neurologues, philosophes comme Stanislav Grof, Jeremy Narby ou Kary Mullis. Kounen se film en cérémonies témoignant méthodiquement et avec acuité de cette culture autochtone. 

Après avoir signé le documentaire spirituel Darshan : l’étreinte (2005), sur le parcours d’Amma, la cheffe religieuse indienne Mata Amritanandamayi. En 2007, le cinéaste est choisi par Frédéric Beigbeder pour adapter son best-seller 99 Francs, avec Jean Dujardin en protagoniste principal de cette féroce satire du monde de la publicité. C’est le plus gros succès de Jan Kouenen au cinéma, avec plus de 1 230 000 entrées rien qu’en France.

Kosmik Journey

Par la suite, il approfondira cette quête des médecines traditionnelles indigènes avec l’expérience Ayahuasca (Kosmik Journey) (2019), qui restitueles effets de l’ayahuasca et du soin d’un guérisseur Shipibo. Ayahuasca (Kosmic Journey) est actuellement visible en réalité virtuelle à l’exposition « Visions chamaniques » 
À l’automne dernier, à l’occasion de la sortie de la bande dessinée Doctor Ayahuasca et des livres Ayahuasca. Cérémonies, visions, soins : le chemin des plantes sacrées – avec François Demange – et Métavers : Et s’il avait toujours existé ? – avec Romuald Leterrier, « un plaidoyer pour une harmonisation entre sciences, technologies et spiritualités » –, Jan Kounen s’était prêté avec moi au jeu des questions/réponses pour le podcast Lucydelic.
Immersion à 360° dans l’univers visionnaire d’un artiste hors norme questionnant les frontières entre arts graphiques, dimensions thérapeutiques du psychédélisme et création cinématographique.

Docteur Ayahasca, de Jan Kounen, illustré par Enki Bilal

Zeweed: À quel moment as-tu fait la découverte de l’ayahuasca ?
Jan Kounen : C’était après Dobermann, ce film qui a été quand même une secousse. J’étais arrivé au bout de quelque chose, je me suis dit : « Pourquoi j’en refais un ? Et qu’est-ce que j’ai laissé de côté dans mon existence pendant vingt ans, alors que je suis parti à fond dans le cinéma ? » Et ce que j’ai laissé, c’était cette dimension-là, en fait, un peu mystique que j’avais notamment… Je me suis rendu compte que, quand j’avais quatorze ans, ce qui m’a beaucoup formé, porté artistiquement, ça a été la lecture que je faisais chaque année du livre Dune de Frank Herbert.

J’étais fasciné par ce livre qui m’a amené vers les états de conscience modifiés. J’étais aussi un peu anar, contre les religions, donc quand j’ai balancé toute ma colère avec ce film, j’étais désormais libre d’aller aborder ces espaces. Je me suis mis à lire Thomas Merton, La Sagesse du désert : Aphorismes des Pères du désert par exemple, ainsi les ouvrages du maître indien Svâmi Prajnânpad et découvrir à la fois une autre façon de percevoir le monde dans les cultures et de rentrer dans l’espace du chamanisme.

Zeweed : Est-ce que tu en prends régulièrement ?
Oui, naturellement ; c’est quelque chose qui est très présent dans ma vie, encore actuellement. J’ai dû prendre l’ayahuasca entre quatre cents et cinq cents fois au cours de ces derniers vingt-cinq ans. Je reste en équilibre avec ces espaces et avec les plantes que j’ai diétés. Je pars régulièrement au Pérou.

La connexion avec la nature est très forte, avec ces substances…
Je le dis à la fin dans la bande dessinée ; nous sommes dans un vaisseau spatial qui traverse le cosmos, on se prend pour les passagers et on détruit le vaisseau et massacre l’équipage, mais on en fait partie. On ne s’en rend même pas compte, en fait. Et ça, tu le sens bien avec l’ayahuasca – l’interrelation ; tu n’es pas un passager, tu es un membre du vaisseau vivant : la Terre. Bien sûr, pas besoin d’ayahuasca pour ressentir ça ! Mais, avec les plantes, ce sentiment traverse toutes vos cellules.

Jan Kounen et Jaïs Elalouf

Que faut-il penser des messages perçus lors de cérémonies d’ayahuasca ?
Quand l’ayahuasca te transmet un message, ce ne sont pas forcément les esprits de la plante qui t’ont parlé. Ce peut être ton subconscient, ton mental, ton inconscient, ton désir bienveillant ou ton ego en souffrance. Donc, il faut vraiment considérer la proposition, surtout quand tu crois recevoir un message précis qui va modifier ton existence entière ; mais, la plupart du temps, il n’y a pas de problème.
Quand la plante te dit que tu as une grande mission cosmique, ou toute mission prophétique, c’est peut-être simplement qu’elle te montre le lien entre toi et la nature ; mais, pour toi, c’est ta saisie, ton interprétation, une simple relation avec ton désir et non la réalité d’une quelconque demande. Si elle te demande de venir vivre avec elle dans la jungle, réfléchis bien…

Donc, oui, tu peux avoir des messages. Ils prendront différentes formes. L’ayahuasca peut parler à certains, montrer à d’autres, ou te contacter pendant tes rêves. Dans mon cas, c’est très visuel mais j’ai développé l’art visuel et l’imaginaire toute ma vie, donc ce langage, je le connais. La première fois que j’ai pris de cette plante, j’avais déjà en moi l’outil qui était formé pour communiquer de manière visuelle et sonore.

Est-ce que ce sont des souvenirs qui te reviennent facilement, après une session ? Tu prends des notes durant la cérémonie ?
 J’en parle dans Doctor Ayahuasca ; quand je suis rentré de l’Amazonie, en 1999, je me suis dit : « Mon Dieu, je suis revenu dans un autre monde, dans une autre réalité ; il faut que je fasse des dessins pour ne pas oublier, parce que, peut-être, c’est fini. » C’était une porte qui s’est ouverte, comme une apparition que tu as, et puis, d’un coup, tu te dis que peut-être tu ne l’auras plus jamais. Et donc, j’ai commencé à dessiner. Et, d’ailleurs, il y a peut-être une quinzaine de ces dessins qui sont de tout petits dessins et j’en ai fait des pages entières, je les ai agrandis.

Je ne me souviens pas de tout précisément, mais je sais comment m’en rappeler. Les souvenirs sont stockés dans un espace qui n’est accessible que depuis le même état. Tu vas dans un état, tu vis une expérience ; tu emmagasines un souvenir. Tu reviens dans un autre état ; la librairie est fermée. Mais, quand tu remontes dans cet état, la librairie s’ouvre comme si c’était hier.

Il est dit de l’ayahuasca que c’est aussi un breuvage thérapeutique… Il y a des études qui le corroborent ?
Ce qui est compliqué dans notre monde sur l’usage de la médecine psychédélique, des psychoactifs et des plantes, c’est que l’on travaille avec un médicament alors que la question du set and setting est prioritaire – où ? comment ? avec qui ? dans quel état d’esprit ? NDLR. Tu ne peux pas donner le verre et dire : « Vous en prenez trois fois par jour et c’est bon. » Il faut qu’il y ait quelqu’un qui accompagne. Le corps médical a du mal à le comprendre. Maintenant, il y a un mouvement en France ; c’est en train de bouger et des choses se mettent en place dans les hôpitaux psychiatriques.

La France est très en retard sur ces sujets, mais l’exposition « Visions chamaniques » au Musée du quai Branly donne à l’ayahuasca une reconnaissance de son espace artistique et thérapeutique et, à ce niveau, c’est du jamais-vu dans le monde. Les Français peuvent y découvrir l’art pictural des Shipibo, des peuples indigènes, et aussi saisir toute la beauté des peintures visionnaires de l’Allemande Martina Hoffmann ou de l’Américain Alex Grey, qui ont rarement, ou jamais, été exposés en France.

Pourquoi as-tu fait un documentaire sur la vape ? Est-ce que tu fais un lien entre le cannabis, le CBD, le tabac et les enthéogènes ?
C’est mon film militant. Vape Wave (2016) porte sur quelque chose qui me paraissait évident, en ayant découvert la cigarette électronique et la facilité avec laquelle j’ai pu arrêter de fumer. J’ai fait ce film parce que le tabac, c’est la chose qui tue le plus de monde dans notre société.
On a le tabac en tête ; l’alcool ; ensuite, je pense qu’on a les sucres et les graisses saturées, les excès de sucre ; et puis, petit à petit, on descend et on va arriver dans les pesticides, dans les salades et les légumes, et les métaux lourds dans les poissons.

Et là, la vape se situe à ce niveau-là ; c’est-à-dire qu’il vaut mieux respirer de l’air que de vapoter, mais sinon, on est passé du plus dangereux au moins dangereux. J’ai enquêté, je me suis dit : « Mais c’est incompréhensible qu’il y ait une telle obstruction du développement de la vape par les institutions, alors que les données scientifiques sont claires. »

J’ai compris que ce qui abîme beaucoup la démocratie, c’est cette capacité de lobbying sur le politique, loin des intérêts de santé publique. La pression des industriels, c’est assez flagrant – et ce, dans tous les domaines. Pour la vape, c’est  criant : vous avez la solution au plus gros problème de santé publique et les politiques ne la défendent pas.

Tu vapes du CBD, du THC ?
C’est tout à fait possible de le faire. De la weed, non, parce que j’ai fait des diètes de plantes amazoniennes et européennes et que je suis un peu traditionaliste, au sens indigène. Je fais attention à tous les psychoactifs qui entrent dans mon corps. La weed, c’est aussi une plante médicinale ; c’est un psychotrope, il y a un esprit. Mais c’est une plante difficile à maîtriser, à « dièter », pour vraiment rentrer dans son espace spirituel. Donc, pas pour moi pour l’instant.
Avec les psychotropes, je ne rentre plus dans un espace ludique ; ça, c’est terminé depuis vingt ans. Alors vapoter du CBD, ça m’est arrivé, j’ai essayé ; je trouve ça intéressant.

Propos recueillis par Jaïs Elalouf

Retrouvez l’intégralité du podcast Lucydelic, mené par Damien Raclot et Jaïs Elalouf, sur www.lucydelic.fr

 

Eric Coquerel : « La légalisation des usages va peser sur la prochaine présidentielle. »

Alors que la légalisation du cannabis avance un peu partout dans le monde, la France intensifie sa répression tous azimuts. Est-ce la bonne solution ? « Pas du tout ! » s’exclame Éric Coquerel, député de La France insoumise, qui rêve d’un autre monde.

ZEWEED: Éric Coquerel, avec Bruno Retailleau comme ministre de l’Intérieur, peut-on dire adieu à la légalisation ?
Éric Coquerel : Avec lui, oui. Mais, comme je pense qu’il ne tiendra pas longtemps, c’est un adieu très provisoire et tout ça reviendra vite d’actualité. Et peut-être plus rapidement qu’on ne l’imagine parce qu’en réalité, c’est la seule solution pour que l’on commence à avancer à tous niveaux, en termes de politique sanitaire comme de sécurité.

Bruno Retailleau parle de « mexicanisation » de la France. La légalisation ne serait-elle pas un moyen de justement « démexicaniser » les quartiers ?
Attention au vocabulaire utilisé ; pour moi, c’est là n’envisager la question de la politique vis-à-vis des stupéfiants que d’un point de vue répressif. Et comme je pense que ce n’est pas la bonne voie, je n’ai pas très envie de reprendre le lexique très va-t-en-guerre du ministre de l’Intérieur.

Et donc ?
Je dirais qu’il faut amoindrir les effets des trafics en légalisant le cannabis, y compris dans la production et dans la diffusion, sous contrôle de l’État. Le Canada le montre : sa politique de légalisation a considérablement diminué les trafics et a permis de mettre en place une politique de santé publique plus efficace. Ça, c’est le premier point. Mais je pense qu’il faut également envisager une dépénalisation des usages de tous les stupéfiants, comme c’est le cas au Portugal. Ça ne réduira pas les addictions (ça, j’en suis sûr), mais on pourra au moins avoir une politique de santé publique digne de ce nom et une police qui sera utilisée contre les trafiquants et pas contre les usagers. Une solution tout-répressif ne réglera rien. La preuve : malgré tous ses efforts, la France est l’une des championnes du monde de la consommation de produits stupéfiants !

Vous parlez en votre nom propre ou en celui de La France insoumise (LFI) ?
Jusqu’à la légalisation, je parle au nom de LFI. Sur la dépénalisation, en mon nom propre.

« Au Canada, ils ont à peu près réduit de 60 % le trafic, c’est-à-dire que 60 % de la consommation du cannabis est passée dans le commerce légal. Ça donne un ordre d’idée de ce que ça pourrait rapporter »

Vous voyez un frémissement politique ?
Je le vois dans les débats qu’on a. Et, d’ici peu de temps, il va y avoir une proposition de loi transpartisane, initiée par plusieurs députés, dont moi-même, pour aller dans ce sens-là.

Une proposition qui réunira des députés de gauche et de droite, ou essentiellement à gauche ? 
J’espère qu’il y aura des députés de gauche, mais on peut imaginer aussi qu’il y ait des députés du centre, pourquoi pas ? J’ai fait deux propositions de loi lors des deux derniers mandats : une sur la légalisation du cannabis et une autre pour réduire le trafic de stupéfiants, qui reprenait exactement l’exemple portugais.

Eric Coquerel © Sachat Lintignat LFI (1)

Ça fume beaucoup de cannabis chez les députés ?
Je n’en sais rien et je n’essaye pas de savoir. Mais je ne vois pas pourquoi la proportion de consommation de cannabis que l’on constate dans la société ne serait pas la même à l’Assemblée nationale.

Il y a quand même un devoir d’exemplarité, de respect de la loi des représentants du peuple…
Oui, oui, oui. Il y a aussi un devoir d’exemplarité sur la consommation d’alcool. Ça n’empêche pas des gens de boire d’une manière importante à l’Assemblée.

Vous-même, vous fumez un peu ou pas du tout ?
Non, je ne fume plus de cigarette et je ne fume plus rien d’autre. Mais ce n’est pas par devoir d’exemplarité, mais plutôt par manque d’envie.

Y a-t-il des lobbies qui freinent la légalisation en France ?
Oui, il y en a de très puissants, au premier rang desquels les trafiquants. Il y a une telle masse d’argent en jeu que je ne vois pas pourquoi ce capitalisme-là (on va dire « délinquant ») ne s’organiserait pas comme le capitalisme officiel pour susciter des consommations.

« Je serais contre se contenter d’un modèle de type nord-américain où vous laissez au marché le soin de régler cette question parce qu’alors on ne réglera rien »

Les partis politiques ont-ils peur d’abattre un tel marché illégal qui leur assure une paix relative dans les quartiers ? 
Ça va peut-être vous paraître naïf, mais j’espère que personne ne va jusqu’à formuler cette question dans ces termes. Parce qu’au-delà de la paix relative, assainir tout ça, ça va être un boulot énorme. Ces trafics foutent la vie en l’air de beaucoup de gens, que ce soient les usagers ou ceux qui subissent les trafics, y compris les petites mains, d’ailleurs. À partir de là, je serais contre se contenter d’un modèle de type nord-américain où vous laissez au marché le soin de régler cette question parce qu’alors on ne réglera rien. Donc, pour aller vite, il faudrait que ce soit sous le contrôle de l’État avec une politique qui se préoccupe de la santé publique et non de faire du business. Le pays au monde où ils l’ont fait [le Portugal, NDLR] a eu des résultats exceptionnels, en transférant entre autres la politique de coordination des stupéfiants du ministère de l’Intérieur au ministère de la Santé.

Au moment où les caisses de l’État sonnent creux, légaliser ne serait-il pas un moyen de les remplir en partie ? Avez-vous pu chiffrer cet éventuel apport dans le PIB, par exemple ? 
De mémoire, le chiffre d’affaires annuel du trafic de stupéfiants s’élève, en France, à six milliards d’euros [Étienne Blanc, le rapporteur de la commission d’enquête du Sénat sur l’état du narcotrafic en France, l’a évalué dans une fourchette allant de trois milliards et demi à six milliards d’euros, NDLR]. C’est l’équivalent de la moitié du budget du conseil départemental de Seine-Saint-Denis ; ça pèse dans le PIB quand même. Au Canada, ils ont à peu près réduit de 60 % le trafic, c’est-à-dire que 60 % de la consommation du cannabis est passée dans le commerce légal. Ça donne un ordre d’idée de ce que ça pourrait rapporter. Chez nous, ça ferait un point de PIB, par exemple. Et je ne parle pas des effets induits sur la santé publique…

Il y a six millions de consommateurs de cannabis en France. Porter le débat sur la légalisation de manière forte serait un bon moyen d’intéresser les jeunes à la politique et, de manière plus cynique, de s’assurer un sacré réservoir de voix. Ce débat va-t-il peser dans la prochaine élection présidentielle ?
Au moins sur la légalisation, j’espère. Je ne sais pas si l’on ira jusqu’à assumer la question de la dépénalisation de tous les usages mais, sur la légalisation, oui, je pense qu’il pèsera à partir du moment où le sujet est devenu aussi massif nationalement.

 

Christophe Tison : «il faut vite mettre un frein au trafic illégal et légaliser le cannabis. »

Journaliste et écrivain français, Christophe Tison est revenu du bas-fond des paradis artificiels. Sobre depuis 2006, ce « cobaye de tous les excès », comme le qualifie son ami Frédéric Beigbeder, a publié deux romans autobiographiques sur les ravages de la drogue et de l’alcool et témoigne régulièrement sur son parcours. Nous lui avons demandé ce qu’il pense de la légalisation du cannabis en France. 

Zeweed : Dans un rapport rendu le 17 février, les députés Antoine Léaument (La France insoumise) et Ludovic Mendes (apparenté Ensemble pour la République) proposent de légaliser la consommation récréative de cannabis dans un objectif de santé publique et de lutte contre les réseaux criminels. Qu’en pensez-vous ?
Christophe Tison : Je pense que, de facto, c’est comme si le cannabis était déjà légalisé ! [rires] C’est vrai, en deux, trois clics, n’importe qui peut s’en procurer. Alors autant encadrer sa vente pour que ce soit profitable pour le consommateur et que ça rapporte de l’argent à l’État.

Zeweed :  Deux Français sur trois sont favorables à la légalisation du cannabis à des fins médicinales. J’imagine que c’est aussi votre cas ?
Christophe Tison: Oui, bien évidemment.

Et à des fins récréatives aussi ?
Oui, je suis pour la dépénalisation et la libéralisation du cannabis mais assorties d’un encadrement assez strict, avec une législation – comme c’est déjà le cas pour l’alcool ou le tabac. Ça veut dire : interdiction de vente aux mineurs ; répression de l’ivresse cannabique publique ; pas de cannabis au volant ; des points de vente contrôlés par l’État. Des choses comme ça, quoi. Parce que le cannabis n’est pas un produit neutre non plus. J’ai connu des gens accros au cannabis fumant du matin au soir. Dans le cannabis, il y a du THC ; un produit psychoactif potentiellement dangereux. Si vous conduisez sous l’effet du cannabis, vous pouvez tuer quelqu’un.

Dans le fond, la légalisation du cannabis pose des problèmes de morale ou de santé publique
J’aurais tendance à dire : ni l’un ni l’autre [rires]. Quoiqu’en pensent certaines personnes, fumer du cannabis n’est pas une déviance morale ; et le cannabis est beaucoup moins dangereux pour la santé que l’alcool. Il y a environ 41 000 morts évitables par an dues à l’alcool ; et il doit y avoir trois morts par an dues au cannabis. Non, j’aurais plutôt tendance à dire que la prohibition du cannabis pose un problème social, avec actuellement en France la montée en puissance des mafias. Leur trésor de guerre devient tellement énorme qu’elles peuvent corrompre des fonctionnaires, des politiques, des avocats, des douaniers comme on peut le voir en Italie, au Mexique ou en Amérique du Sud. Je pense notamment à la « DZ Mafia », une mafia originaire de Marseille qui est en train de s’implanter dans de petites villes françaises comme Besançon, Blois, Dijon, Grenoble, Tours, etc. Quand ces mafias peuvent corrompre, elles ont dès lors un poids politique et l’on finit par vivre dans un pays corrompu, comme c’est le cas en Italie. Si on veut empêcher qu’il y ait en France une mafia comme la Camorra ou la Cosa Nostra, il faut vite mettre un frein au trafic illégal et légaliser le cannabis.

« De facto, c’est comme si le cannabis était déjà légalisé ! »

D’après la classification des psychotropes de l’OMS, le cannabis est moins dangereux que l’alcool…
Oui, quand on regarde la classification de l’OMS, l’alcool arrive en premier dans les dégâts personnels et sociaux. Le cannabis arrive vraiment tout en bas de l’échelle, très loin derrière l’alcool, le crack, la méthamphétamine, l’héroïne, les drogues de synthèse. L’alcool est impliqué dans un féminicide sur deux, 60 % des accidents de la circulation mortels, un cancer du sein sur trois et un tiers des hospitalisations aux urgences. Je pense que l’alcool est une drogue légale au moins vingt fois plus dangereuse que le cannabis.
Lorsque le cannabis est légalisé, la proportion des personnes qui en fument diminue. C’est du moins ce qui a été observé dernièrement au Canada, où la consommation du cannabis a diminué de 20 % depuis sa légalisation, en 2018.

Comment expliquer ce phénomène?
L’attrait de l’interdit est puissant ! [rires] C’est une forme de jouissance que de transgresser les règles et de tester les limites. Ça vaut pour les ados mais aussi pour les adultes. Il n’y a qu’à penser à ces soirées où des gens ont de la coke et vont se cacher aux toilettes pour « taper », hyper contents d’être dans la confidence… D’un seul coup, un petit frisson parcourt l’assemblée [rires]. Si le cannabis devenait un produit légal, il serait certainement beaucoup moins attractif. Dans les années 1980, après l’ouverture des coffee shops aux Pays-Bas, on s’est ainsi rendu compte que la consommation de cannabis des Hollandais avait baissé et que seulement 2 % d’entre eux en fumaient régulièrement.

« Je pense que l’alcool est une drogue légale au moins vingt fois plus dangereuse que le cannabis. »

Avec 900 000 consommateurs quotidiens, la France est le pays d’Europe où on fume le plus. La lutte contre le cannabis coûte aujourd’hui plus de 560 millions d’euros à l’État français alors qu’il pourrait lui rapporter près de deux milliards d’euros, s’il le légalisait. La dépénalisation et la légalisation du cannabis, c’est pour bientôt ?
Hum… Je pense que ça risque de prendre encore pas mal de temps… À cause de leurs convictions religieuses et morales, beaucoup de gens ne sont pas encore prêts. Ils considèrent que la drogue, c’est mal alors que c’est neutre moralement ! Je pense qu’une des résistances vient aussi du fait qu’on est un vieux pays catholique et que le cannabis vient d’Orient. Si le cannabis était cultivé dans les champs français à la place des vignes, s’il faisait partie de notre culture, il ne serait plus interdit aujourd’hui. Il faut que l’idée de la dépénalisation et de la légalisation du cannabis s’installe dans le débat public et ne soit plus un tabou.

Au nom de quoi autorise-t-on ou interdit-on certaines pratiques ?
Au nom du vivre-ensemble. On ne peut pas vivre ensemble si tout est permis. À partir du moment où nous sommes des animaux sociaux, nos comportements ont toujours un impact sur les autres. Si vous vous détruisez, ça a un impact sur votre mari, votre femme, vos enfants, vos parents, vos collègues. Pour vivre ensemble, on ne peut pas se passer de certaines règles.

Entretien : Alexandre Desnoyers

* Comme le qualifiait son ami Frédéric Beigbeder.

 

 

Résurrection,
Editions Grasset, 2008

LSD: La nuit dont je ne suis jamais sorti
Goutte D’or Eds, 2024

That High Couple : Rencontre avec la relève des WeedTuber

Dans la galaxie des WeedTubers, Alice et Clark, alias That High Couple, ne font pas dans le cliché dreadlocks aux  yeux myxomatosés  mais dans le fun pétillant, forts d’un lifestyle aussi brillant qu’un bong chromé. Mariés et épousant la même vision créative, ils incarnent l’anti-couch-lock avec une énergie débordante. Entretien en altitude.

« Le cannabis a apporté tellement de joie, de créativité et de connexion dans nos vies, qu’on voulait partager cette perspective avec les autres. Pendant trop longtemps, la culture autour du cannabis a été associée à des stéréotypes dépassés, il était temps de montrer un côté plus léger et réaliste. En se concentrant sur nos propres expériences positives, on espère démontrer que le cannabis peut faire partie d’un mode de vie heureux, sain et épanouissant », lâche Alice avec un sourire lumineux.

Clark et Alice. Crédits : That High Couple

Le mantra de That High Couple ? Dépoussiérer les vieilles images de stoners déconnectés pour montrer que la weed peut être synonyme de bien-être et de bonne humeur. Leur secret ? Miser sur leurs propres expériences positives pour faire passer le message. « Quand quelqu’un nous dit qu’il n’avait jamais vu le cannabis sous cet angle, on sait qu’on est sur la bonne voie », explique Clark.

« Pendant trop longtemps, la culture autour du cannabis a été associée à des stéréotypes dépassés, il était temps de montrer un côté plus léger et réaliste » Alice

Alice et Clark incarnent une alchimie rare dans l’univers du WeedTubing. Et non, ce n’est pas que la weed qui les relie. Leur duo créatif repose sur un équilibre parfait entre spontanéité et organisation. « On plonge souvent dans nos sessions ensemble, mais si l’un est trop high pour organiser, l’autre prend le relais », confie Alice en riant.
Clark, c’est le geek du setup, du cadre parfait. Alice, c’est la rêveuse qui éclaire les brainstorms. « On se complète à chaque étape, et ça se ressent dans nos vidéos : du fun, mais toujours bien ficelé », précise-t-il.

Aux petits soins pour leurs followers

Leur communauté, c’est leur moteur. Alice raconte cette fois où, à un festival, un fan leur a offert un joint roulé spécialement pour eux… « Il nous a dit que nos vidéos l’aidaient à assumer sa consommation », se souvient-elle, touchée. Ces interactions, loin d’être anecdotiques, nourrissent leur stratégie : chaque commentaire ou DM inspire de nouvelles idées. « Notre public nous guide autant qu’on le guide », admet Clark.

«Sur la weed, YouTube, c’est un champ de mines » Clark

Être WeedTuber, ce n’est pas que du smoke and chill. Avec des plateformes qui « flaguent » au moindre faux pas et une féroce compétition, Alice et Clark doivent constamment innover. « Sur la weed, YouTube, c’est un champ de mines. Les algorithmes changent tout le temps, donc on doit jongler », soupire Clark. Diversification, collaborations stratégiques, et même un livre prévu pour 2025 : leur réponse est simple :  s’adapter ou se crasher.

La résilience du WeedTuber

« On voit ça comme un défi, pas une fatalité. On essaye également de se concentrer sur l’éducation et la normalisation. En étant transparents, en montrant le cannabis sous un jour positif et en plaidant pour sa légalisation, on fait notre part pour déconstruire les stigmates. C’est un défi, mais on croit que la constance, l’authenticité et une volonté d’adaptation sont les clés de la croissance », développe Alice.

Le feu de l’amour. Crédits : That High Couple

Passion ou stratégie ? Pourquoi pas les deux ? Revues de produits, guides DIY et festivals psychédéliques, leur contenu oscille entre spontanéité et stratégie. « Ce qu’on crée doit nous passionner, mais aussi coller aux envies de nos abonnés », poursuit-elle. Qu’il s’agisse d’un partenariat ou d’une vidéo sans sponsor, leur marque reste intègre et alignée avec leurs valeurs. Alors que la légalisation gagne du terrain sur le globe, That High Couple prouve que le cannabis peut aussi être un style de vie aussi lumineux que coloré. 

Par Doria A.

 

Chilly Gonzales : l’interview ganja-pantoufles

Maestro troll en peignoir, le franco-canadien Chilly Gonzales jongle entre génie provoc’, entertainer d’avant-garde et pianiste sérieux avec une désarmante aisance. Olivier Cachin l’a rencontré pour parler de sa weed sacrée, des rappeurs, des vrais musiciens’ et son dernier album Gonzo.

Il est canadien, mais la France l’a adopté. Entertainer « déglingo », Jason Beck, le « gonzo » du piano, mieux connu sous le nom de Chilly Gonzales, s’est découvert une passion pour le rap français qui l’a mené à enregistrer, en 2023, l’album French Kiss avec, en featuring, Teki Latex et Bonnie Banane, mais aussi Arielle Dombasle et Richard Clayderman (vous avez bien lu). Une addition notable à une discographie foutraque, qui va de la relecture du classique techno minimal de Plastikman, Consumed, à une participation au dernier album de Daft Punk (deux titres sur Random Access Memories) en passant par quelques disques au piano solo et un album chic, Room 29 (2017), en duo avec Jarvis Cocker chez Deutsche Grammophon. Sur Gonzo, son dernier projet, il compare Kanye West à Richard Wagner (« Fuck Wagner ») et invite le rappeur de Detroit, Bruiser Wolf (« Open The Kimono »), sur des productions signées Renaud Letang. Bref, un homme de goût qui cause sans filtre. La preuve dans cette interview, en français dans le texte.

ZEWEED : Comment définir Chilly Gonzales ?
Chilly Gonzales  : C’est écrit sur mon bio Instagram : « Composing entertainer ». Composing, c’est mon côté bon élève, la quête de la maîtrise et, en même temps, entertainer, qui accepte de vivre dans un système capitaliste – qui marche de moins en moins d’ailleurs.

Avec la généralisation de l’électronique et des machines, on parle désormais de « vrais musiciens ». Il y en a des faux ?
Je crois que les rappeurs et les beatmakers sont vraiment les musiciens de notre époque ; c’est plutôt moi qui suis démodé dans mon choix d’instruments, mais ça ne change pas le fait que j’ai envie de vivre sur ce terrain de jeu. Je passe mon temps à collaborer avec des rappeurs de plusieurs générations. Les séances sont pleines de joie et de spontanéité, ça rejoint ma définition de ce que doit être la musique. J’ai l’impression que je plais énormément aux dieux de la Musique et de la Créativité en travaillant comme ça. Les rares fois où je me retrouve en studio avec un vieux chanteur de rock, je suis étonné par son côté rabat-joie, sérieux, prétentieux. S’il y en a qui veulent snober les rappeurs et les beatmakers en disant que ce ne sont pas des vrais musiciens, c’est plutôt l’inverse. Ma génération qui joue classique, jazz et pop, ce sont eux les « faux musiciens » de notre époque ; ils sont démodés dans plein de sens.

Dans « Gangstavour », sur ton album French Kiss, tu dis qu’Aznavour était presque sourd…
Ce sont des faits et, pour moi, c’est un morceau hommage. Je le vois comme un rappeur qui sort des punchlines ludiques et très liées à un caractère fort, à un certain ego démesuré et assumé : «Quand il est arrivé au studio la première fois / Il a dit : “Mais y’a pas d’ascenseur ici ? J’ai un ascenseur chez moi.” / Il chantait pour sa petite-fille si tendrement / Je n’oublierai jamais les paroles de son chant : “C’est que pour toi que grand-papa chante gratuitement”. » Ce qui me dérange, c’est l’hypocrisie, les gens qui veulent se montrer comme des faux généreux, modestes, gentils. Les artistes ont ces qualités, bien sûr, mais aussi des trucs qui sont moins flatteurs. Aznavour, au moins il était cash sur ses motivations. J’ai passé du temps avec lui ; je ne pense pas qu’il aurait renié le fait qu’on lui dise qu’il est radin ou compétiteur, qu’il veut dominer les autres chanteurs de sa génération. Et, en même temps, j’imagine qu’il n’était pas comme ça tout le temps. Les gens sont complexes. Être quasiment sourd et faire un album à quatre-vingts ans, ça veut dire qu’il a pris le dessus sur ses problèmes de surdité et qu’il a réussi à être un grand monsieur de la musique jusqu’à ses derniers jours ; moi, c’est respect total ! Quand je joue le morceau sur un plateau télé à « C à vous » à côté de quelqu’un comme Fabrice Luchini, c’est plutôt lui avec qui j’ai eu un clash, parce qu’il avait mal compris l’attitude. Il est connu dans le milieu comme quelqu’un de complexe qui aime beaucoup s’entendre parler. Je n’ai pas de problème avec ça, je suis comme ça aussi, mais lui n’assume pas ; il fait semblant d’être modeste et gentil, ce qu’il n’est pas.

« Les rares fois où je me retrouve en studio avec un vieux chanteur de rock, je suis étonné par son côté rabat-joie, sérieux, prétentieux »

En pantoufles et peignoir avec l’orchestre philharmonique, c’est de la provocation ou de l’entertainment?
C’est un peu tout, c’est un côté positif et chaleureux : vous êtes au Philharmonique de Paris, mais vous êtes aussi chez moi. Et ça n’est pas un peignoir comme dans un spa pour sortir de la piscine, c’est un truc de gentleman, quand même. Il y a un côté pratique aussi : je le mets et, tout de suite, ça fait de moi Chilly Gonzales sans que j’aie à faire beaucoup de maquillage ; c’est presque instantané. Ça me transforme.

Quand un artiste belge a du succès, il est souvent considéré comme français. Est-ce la même chose pour les artistes canadiens aux États-Unis ?

On a l’impression qu’au moment où certains Canadiens ont réussi à avoir du succès aux States, ils voulaient renier leur côté canadien, ils en parlaient très peu, ils se disaient que ça n’allait pas les aider. Drake a fait la stratégie inverse : il a fait d’une ville à l’image très fade, Toronto, une ville citée dans des couplets de rappeurs. Il a fait que Toronto s’est rajoutée à New York, Los Angeles, Miami, Atlanta, Houston et plein d’autres villes. Un artiste qui arrive à changer cette image, c’est un accomplissement. Moi, j’ai été adopté par les Français et les Allemands. Ça n’a pas autant marché en Angleterre, au Canada ou au Japon, même si j’y vais de temps en temps, mais c’est vraiment en France que je me sens très compris et que je rentre en relation avec mes auditeurs de manière profonde. Je me sens franco-allemand plus que canadien, finalement.

Au Canada, c’est OK pour le cannabis…
En Allemagne aussi ! La différence entre le Canada et l’Allemagne, c’est qu’au Canada, ils ont été assez malins pour rentrer dans le jeu financièrement et récupérer des vrais millions de dollars canadiens pour justifier ce truc auprès du public, et montrer qu’il y aurait des bénéfices au niveau de l’infrastructure policière et criminelle, mais aussi qu’il n’y aurait pas forcément un gros problème au niveau de la santé de la population. En Allemagne, ils n’ont que les arguments de salubrité publique. Ce qui est étonnant pour ceux qui sont de grands consommateurs de cannabis comme moi depuis très longtemps, c’est que ça ne change pas grand-chose finalement. En France, le CBD est légal mais je crois que le pire, c’est l’Angleterre : on peut vraiment aller en prison pour une journée si on a un peu de cannabis sur soi. Des pays comme le Canada ou l’Allemagne ouvrent la voie à d’autres, mais j’en veux aux Allemands de ne pas en profiter financièrement, parce que ça aurait pu faire un bon argument pour la France, par exemple, qui a des problèmes de déficit. Et puis certains partis politiques qui veulent attirer les jeunes, qui pour l’instant vont vers la droite et l’extrême droite, pourraient en profiter – on verra.

« C’est le seul vice que j’ai, je ne bois pas d’alcool et je ne fais pas les drogues dures, mais j’ai passé une grande partie de ma vie avec le cannabis »

Au Canada, c’est grâce au capitalisme que la légalisation a eu lieu.
Oui, d’ailleurs même le conservateur qui va sans doute remplacer Justin Trudeau bientôt a dit qu’il n’allait pas changer la loi.

On retrouve le sujet dans pas mal de vos textes : «J’allume un joint ou deux peut-être », « Je fume du cannabis, c’est mon somnifère », « Je ris comme Erik Satie fumant de la Sativa ».
 Dans mes albums en anglais aussi, toutes les deux ou trois chansons, il y a une référence à ça. C’est le seul vice que j’ai, je ne bois pas d’alcool et je ne fais pas les drogues dures, mais j’ai passé une grande partie de ma vie avec le cannabis. C’est la drogue, je crois, qui se prête le plus à faire de la musique, à l’exception des chanteurs qui ont parfois besoin d’alcool pour aller sur scène. Mais, pour tous les musiciens, techniciens, beatmakers et mixeurs, c’est quasiment un sacrement. Je fais aussi beaucoup de rimes sur ma façon vestimentaire, parce que parler de comment on s’habille, c’est une grande tradition dans le rap. Je parle de ma moustache : «C’est ton chouchou Chilly Gonzo, moustache de gigolo comme dans un film porno» ; c’est des rimes à trois syllabes – j’en fais beaucoup : « Il me reste des millions de joints à fumer, / Mon futur et mes mains sont assurés, / Amuseur assumé, ton public s’endort assommé. »

La weed, c’est pour la création ou la récréation ?
Il n’y a pas de différence pour moi. Quand je fais de la musique, je vais dans un état d’exubérance, même si je joue un morceau plutôt introspectif et mélancolique. Je prends l’exubérance dans ma mélancolie, dans chaque émotion que j’incarne. Et la weed enlève le filtre qui peut mettre certains doutes, ou une certaine intellectualisation, et ça me permet d’aller plus loin dans les idées de manière plus instinctive. Bon, après ça part en couille comme avec Luchini. No filter. Moi, j’ai toujours été comme ça, dès les années 2000, on m’appelait un troll avant que je sache ce qu’était un troll (il prononce « traule », NDLR et MDR). Avant les réseaux sociaux, je voulais provoquer les gens. Ce qu’on veut, c’est créer des situations inédites sur scène, en studio et dans les interviews.

Finalement, tu es un entertainer d’avant-garde.
L’avant-gardisme, pour moi, c’est compris dans le mot « entertainer». C’est mon job de rendre ma musique accessible aux gens qui ont le potentiel de la comprendre. Je sais au fond de moi, que le confort, c’est l’ennemi. Dans mes projets, je me mets des pièges exprès, je me manipule. Je joue avec une seule main, avec un instrument que je ne connais pas, avec un clavier cassé dont la moitié des notes font des bruits bizarres. Pour avoir l’œil du tigre dans ce que je fais sur scène. C’est la vie d’un grand monsieur de la musique que je suis.

Propos recueillis par Olivier Cachin

Album Gonzo disponible chez Gentle Threat

 

Demi Portion « J’aimerais bien ramener Bob Marley avec sa guitare, son spliff et ses messages de paix. »

Né sur l’île singulière de Paul Valéry et Georges Brassens, lancé par la Fonky Family marseillaise, Rachid Daif, alias Demi Portion, poursuit une carrière à la longévité rare dans le milieu du rap français. Viscéralement attaché à la puissance de l’écriture, porté par un flow lancinant, il traverse les générations avec une force en crescendo, bâtie sur des passerelles aussi méditerranéennes qu’inscrites dans la grande tradition hip-hop du collectif. À près de trente ans de carrière et alors que le clip de son single « Ça parle de » cumule plus de 610 000 vues sur YouTube, l’artiste sétois revient sur son parcours virevoltant.

ZEWEED : Cinq mots pour te définir ?
Rachid Daif : C’est difficile, je n’arrive pas à me vendre. Je dirais réservé, car je ne me livre pas facilement. Anxieux, de la vie. Naturel, presque bio. Fédérateur, parce que j’aime bien rassembler, même si on ne revoit pas les gens tout de suite, que l’eau coule sous les ponts, j’aime bien les créer. J’en fais venir mille, y’en a deux qui m’appellent sur l’année, mais je m’en fous. Difficile de trancher pour le dernier. J’aime bien casanier, à fond. Je kiffe chez moi, je kiffe jouer à la Play, j’aime bien être dans mon cocon, mais ça fait trois mois que je ne suis pas rentré. En même temps, je suis vagabond, j’aime bien bouger. Vagabond, c’est bien. S’il faut n’en choisir qu’un : « casabond » ! Mais qui suis-je ? Vagabond, j’aime bien. Je m’adapte à tout.

Trois lieux qui te définissent ?
Sète, forcément, c’est ce que je revendique le plus. Le Maroc, de ma famille. La scène, où je m’exprime.

Crédits MELAINE DAVID

Ton paradis artificiel de prédilection ?
Tout ce qui est naturel. Tout ce qui est vivant. Donc, la Marie-Jeanne.

Comment se passe ta journée idéale ?
Je dirais sur le stah (toit-terrasse NDLR) de la maison de ma mère et des grands-parents à Maâziz, au Maroc.

À quoi ressemblerait ton paradis ?
À toutes les bonnes âmes, toutes les bonnes ondes, rassemblées dans le même lieu. Il n’y a aucun mot pour le définir. Magnifique serait trop léger. Je n’arrive pas à l’imaginer parce que c’est trop abstrait. Le paradis, c’est la finalité, l’accomplissement de tout ce que tu as fait avant. Toutes ces valeurs te donnent accès à des points qui te permettent d’y accéder. Si j’essaie de l’imaginer, je vois un endroit blanc, vert, avec des couleurs pures et paisibles. Quelque chose de très beau, sans aucun défaut. La perfection à l’état pur. Avec un big lit, un ostéo disponible à toute heure, pas d’argent en circulation. L’autosuffisance à l’état pur. Un monde sans aucun défaut. Je souhaite à tous une place au Paradis.

Qui, déjà monté au paradis, voudrais-tu voir revenir dans notre vie terrestre ?
J’aimerais bien ramener Bob Marley avec sa guitare, son spliff et ses messages de paix.

« je n’ai jamais fait l’apologie de la destruction »

Comment écris-tu tes titres ? As-tu besoin de t’isoler ou de conserver le collectif de l’esprit hip-hop ?
En ce moment j’écris en séminaire. On part, on se loue une maison, on ramène deux enceintes, un micro, trois beatmakers qui ramènent leur matériel. On prend une photo du salon avant, on enlève tout, on retourne le canapé et on s’enferme une semaine. On mange, on dort, on kiffe, on fait que du son, on écoute le lendemain. L’un fait sa prod’, je vais écouter, ça donne le premier morceau. Dès que tout le monde bouge la tête, on sait que c’est bon. On repart avec 15 titres. On fait que des séminaires maintenant. On se régale. J’ai enregistré Poids plume entièrement comme ça en Catalogne. Mots croisés avec ElGrandeToto, c’était à Casablanca. Mais j’écris tous les jours. Je dois avoir 40 000 notes sur mon téléphone. C’est deux mesures, quatre, dix, un thème. C’est pas une écriture de fou, mais ça devient un puzzle. Le plus dur reste de réécrire. Quand c’est trop prise de tête, c’est que c’est pas bon. Les meilleurs morceaux sont ceux écrits direct.

Crédits MELAINE DAVID

Ça fait quoi de produire devant les détenus d’une maison d’arrêt ?
C’est la finalité d’aller jouer en prison, de faire évader d’une autre manière, par les mots. Ça veut dire : « Les gars, on est toujours en vie. » Ça fait partie de tout ce qu’on a appris dans le rap, de ne pas lâcher l’affaire. C’est cool de ramener un peu de musique, un peu de scratch entre ces murs.
Récemment j’étais aux Baumettes, à Marseille, et à La Farlède, à Toulon. Dès qu’on entre, il faut garder à l’esprit qu’on est là pour chanter, faire passer un message à des jeunes qui n’ont peut-être pas encore trouvé leur chemin. Chaque fois, en entrant, je ne suis pas serein. Tu n’as pas le droit de sympathiser avec les détenus, il y a une pression indescriptible. Et puis, les surveillants qui rajoutent que si tu franchis une limite avec un détenu, tu ressors pas. À Fresnes, ils arrivaient par bloc, ils n’avaient pas le droit de se lever, ni de bouger ; ça m’a marqué. Au bout de trois ou quatre morceaux, on a pourtant réussi à créer une petite fosse ; on a même fait rapper des détenus.
Nous, on écrit souvent qu’il y a la mort ou la prison, et on se retrouve à rapper dans un autre circuit, avec un autre public que celui des salles de concert. Je ne connais ni leur affaire, ni ce qu’ils ont fait ; c’est juste des humains qui sont là, en train de sacrifier leur vie et de purger leur peine, mais ils ne sont pas morts. Ma plus grande richesse, c’est quand je me dis : « Putain, heureusement que j’ai écrit ces textes. » Je me verrais mal chanter en mode ghetto, un peu énervé, un peu sombre, avec des mots mal placés, des insultes. C’est vraiment là que je me dis qu’on a eu de la chance d’avoir cette chance de bien écrire, de faire très attention, de ne pas tirer les jeunes vers le bas.

Il n’y a aucune insulte dans tes textes…
Non, parce que je trouve ça inutile pour faire une rime facile. Parfois un « merde » ou « putain », ça peut passer. Mais les « Nique ta mère », alors que nos mères ne sont pas là, c’est facile, pour la provocation. C’est pas ma vie, ça ne me ressemble pas du tout. J’ai vu des choses complètement dingues, des frères se shooter, mourir, mais je n’ai jamais fait l’apologie de la destruction.

Que feras-tu pour tes trente ans de carrière, en 2026 ?
Il y aura des surprises, dont le band qui m’a récemment accompagné sur scène ; cette fois pour une date à l’Élysée Montmartre. C’est une nouveauté. J’apprécie vraiment de jouer live avec eux.

 

Propos recueillis par Géraldine Pigault

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