Dans le nord du Royaume, de plus en plus de cultivateurs quittent la clandestinité pour rejoindre l’industrie légale du cannabis à usage médical et industriel. Mais la lourdeur administrative, les prix faibles et l’attrait du marché noir freinent encore l’élan.
BAB BERRED, Maroc – Sous un soleil d’été écrasant, Abderrahman Talbi observe les rangées bien ordonnées de plants de cannabis qui prospèrent dans ses champs. Depuis qu’il a rejoint, il y a deux ans, l’industrie légale du cannabis au Maroc, sa vie a pris un tournant radical.
Comme beaucoup d’agriculteurs des montagnes du Rif, longtemps habitués à cultiver la plante dans l’illégalité, Talbi se dit soulagé de ne plus craindre les descentes de police et les saisies. « Je peux maintenant dire que je suis cultivateur de cannabis sans peur », confie-t-il. « La tranquillité d’esprit n’a pas de prix. »
Ce changement illustre ce que le Maroc espérait en légalisant en 2022 la culture du cannabis à des fins médicales et industrielles, tout en maintenant l’interdiction pour un usage récréatif. En encadrant la filière, le gouvernement comptait dynamiser l’économie du Rif, une des régions les plus pauvres du pays, et capter de nouvelles recettes fiscales.
Pionnier du continent africain
Ce virage a fait du Maroc un pionnier parmi les grands producteurs mondiaux et le tout premier pays du monde arabe à rejoindre le mouvement mondial mené par le Canada, l’Allemagne ou l’Uruguay, qui ont légalisé production et usage du cannabis.
L’objectif était aussi de détourner les cultivateurs du marché noir, longtemps toléré dans le Rif au nom de la paix sociale. Une région où la tension reste vive : Al Hoceïma, l’une des principales villes de la zone, a été le théâtre des plus importantes manifestations du pays entre 2016 et 2017.
La dynamique semble engagée : selon l’Agence nationale de régulation des activités liées au cannabis (ANRAC), environ 5 000 agriculteurs ont intégré le système légal cette année, contre seulement 430 en 2023. La production encadrée a aussi fortement progressé, atteignant près de 4 200 tonnes l’an dernier — soit quatorze fois plus que lors de la première récolte.
Marché noir et or vert
Mais dans les faits, le marché noir reste dominant et extrêmement rentable. Tiré par une forte demande récréative en Europe et en Afrique, il menace de court-circuiter les efforts de régulation.
Le Maroc compte actuellement 5 800 hectares de culture légale, selon l’ANRAC. Un chiffre encore bien faible comparé aux quelque 27 100 hectares de cultures illégales recensés par le ministère de l’Intérieur. Ce dernier indique que 249 tonnes de résine de cannabis ont été saisies à fin septembre 2024 — une hausse de 48 % par rapport à l’ensemble de l’année précédente.
Mohammed Azzouzi, 52 ans, connaît bien les dangers de la clandestinité. Condamné pour des délits liés au cannabis, il a passé trois ans en cavale avant d’être gracié l’an dernier, en même temps que plus de 4 800 autres personnes. Aujourd’hui, il se prépare à sa première récolte légale et espère dépasser les 10 000 dirhams (environ 1 100 dollars) qu’il gagnait auparavant chaque année dans l’économie souterraine.
Lenteur administrative
Le cannabis récréatif restant interdit, et chaque maillon de la chaîne nécessitant une licence spécifique délivrée par l’ANRAC, la bureaucratie pèse lourd. De nombreux agriculteurs hésitent encore à franchir le pas.
Pour cultiver légalement, il faut intégrer une coopérative agréée, qui se charge de racheter la récolte pour la transformer en dérivés médicaux ou revendre la résine à des fabricants autorisés. C’est le cas de Biocannat, la coopérative de Talbi, située près de Bab Berred, à environ 300 km au nord de Rabat. En 2023, elle a racheté quelque 200 tonnes de cannabis à 200 agriculteurs environ, avant de le transformer en résine, compléments alimentaires, capsules, huiles et poudres à usage médical ou cosmétique.
A Issaguen, principal bassin de production situé à une soixantaine de kilomètres de là, l’enthousiasme s’est émoussé. Mohamed El Mourabit, cultivateur, avait accueilli la loi de 2021 avec espoir. Aujourd’hui, il se dit désabusé : « Le processus est trop compliqué », soupire-t-il.
Et le cannabis récréatif ?
Au-delà des lenteurs administratives, le nerf de la guerre reste l’argent. Alors que les coopératives mettent parfois des mois à payer les cultivateurs environ 50 dirhams le kilo de plante brute, le marché noir propose jusqu’à 2 500 dirhams le kilo de résine transformée. Un différentiel qui continue de peser lourd dans les décisions des agriculteurs.
Certains plaident pour une légalisation élargie à l’usage récréatif, seul moyen selon eux d’endiguer réellement le marché illégal. Mais cette hypothèse reste à ce jour improbable.
Mohamed Guerrouj, directeur de l’ANRAC, l’a affirmé clairement : la consommation récréative ne sera envisagée que dans un cadre médical. « L’objectif est de développer l’industrie pharmaceutique marocaine, pas des coffee shops », tranche-t-il.

