Militant dans l’âme depuis plus de 3 décennies, Alex Rogers est l’homme derrière l’International Cannabis Business Conference (ICBC), le plus influent évènement B2B du secteur. Alors que l’Allemagne légalise le cannabis, l’ICBC s’apprête à fêter les 16 et 17 avril prochain son 10ème anniversaire à Berlin, dans une édition qui s’annonce grandiose.
ZEWEED : Comment vous est venu l’idée de fonder l’ICBC ?
Alex Rogers : Je dirigeais une grande clinique de cannabis médical dans l’Oregon et je me suis rendu compte que cette filière était en plein essor, mais sans réel point de convergence entre les acteurs. Fort de ce constat, j’ai monté, en 2014, un colloque professionnel sur le cannabis thérapeutique : l’Oregon Marijuana Business Conference (OMBC). En septembre de la même année, nous avons lancé à Portland la toute première ICBC. À l’époque, tout le monde m’a pris pour un fou : s’il n’existait aucune conférence internationale sur le cannabis, il n’y avait pas non plus de commerce international de cannabis ! Mais j’étais convaincu, comme poussé par un esprit supérieur.
L’ICBC de Portland a été un bel événement, mais n’a pas été rentable. Ensuite, nous avons organisé l’ICBC de San Francisco, et là, ce fut un vrai succès. Pendant longtemps, nous avons été le seul événement B2B californien ainsi que le plus important de l’Ouest canadien (à Vancouver, NDLR).
Puis, je suis parti à la conquête de l’Europe, tout simplement parce que c’est ce que j’ai toujours voulu faire : organiser la première conférence B2B du cannabis sur le vieux continent et y planter le drapeau de l’ICBC.
ZW : Pensez-vous qu’en organisant ces conférences, vous faites bouger les lignes politiques ?
AR : C’est une excellente question. En 1993, j’ai rencontré Jack Herer qui a été mon mentor. Jack m’avait embauché, entre autres choses, pour diriger sa campagne Signature en Californie du Nord. A l’époque, j’étais un activiste hardcore. Il y a environ 17 ans, j’ai été incarcéré en Allemagne pour traffic de cannabis. En sortant de prison, je suis revenu en Oregon où j’ai été repris ma casquette de militant pendant quelques années. Ensuite, j’ai lancé ma clinique de cannabis médicale, qui a rencontré un certain succès.
« Tout ce que je fais avec l’ICBC vise à faire évoluer les politiques »
C’est à ce moment que j’ai compris qu’ à la tête d’une entreprise dégageant de beaux profits, mon activisme aurait le plus de portée. En actionnant le levier commercial et financier, j’ai commencé à faire avancer les politiques sur le cannabis.
Tout ce que je fais avec l’ICBC vise à faire évoluer ces politiques. Et je le fais très simplement ; en rassemblant des professionnels. Parce que c’est comme l’œuf et la poule : l’industrie mène la politique et la politique conduit l’industrie. L’ICBC a été un moteur majeur du marché Européen et continu de l’être, en Allemagne particulièrement. Il ne fait aucun doute que nous avons contribué à faire avancer les choses en portant l’industrie du cannabis pour les raisons susmentionnées. Je ne le dirais jamais assez : le meilleur activisme, c’est le business!
ZW : Certains estiment que la légalisation en Allemagne est une légalisation en demi-teinte dans la mesure où les consommateurs ne pourront pas acheter de cannabis comme au Canada ou certains Etats américains…
AR : Pour moi, qui ai pu observer la légalisation et ses effets dans les États américains où j’ai vécu, que ce soit en Californie, en Oregon ou encore avec le modèle canadien, les dispositions prises en Allemagne représentent, à mon sens, une légalisation idéale. Comme je le dis toujours, le plus important est de décriminaliser le cannabis. C’est ce que fait l’Allemagne, et c’est crucial. Il existe de nombreux exemples de légalisation basés sur un modèle où tout est très contrôlé et industrialisé. Or, on constate que cela ne fonctionne pas. Ce qui fonctionne, c’est lorsque le cannabis est véritablement libéré, sans permettre aux grands groupes d’absorber le marché. À mon sens, les idées clés sont de permettre à chacun de cultiver son propre cannabis à domicile, de réduire systématiquement les sanctions pénales et de retirer le cannabis de la liste des stupéfiants. Ainsi, nous obtenons un système de légalisation vertueux.
« Ce qui fonctionne, c’est lorsque le cannabis est véritablement libéré, sans laisser la possibilité aux grands groupes d’absorber le marché »
Quand on voit la facilitée avec laquelle on pouvait obtenir une ordonnance pour du cannabis médical en Californie, je me demande encore s’il était nécessaire de légaliser le récréatif en Californie, alors que le système entourant la délivrance de marijuana médicale était déjà très « laisser faire » (prononcée en français durant l’interview, NDLR).
D’ailleurs, je suis presque sûr que le cannabis n’a jamais été rayé de la liste des stupéfiants en Californie, et cela mérite réflexion.
ZW : C’est à dire?
AR : Si l’Allemagne avait suivi le modèle Californien, elle aurait maintenu les sanctions pénales appliquées, aurait laissé le cannabis inscrit sur la liste des stupéfiants et imposé une réglementation sur les licences de distribution. Si cela avait été le cas, la production et la distribution auraient rapidement été monopolisées par les grands groupes, parce que c’est ce que la grosse industrie fait, et c’est ce qu’elle fera un jour en Europe.
Le cadre juridique de la légalisation en Allemagne laisse à ce jour aux petits producteurs une chance d’exister et croître. J’entend souvent les gens dire : « c’est une mauvaise légalisation parce qu’il n’y a pas vraiment d’argent à se faire, parce que seuls sont autorisés les social clubs à but non lucratif et les associations de cultivation… ». Or, il existe toutes sortes de façons de gagner de l’argent différemment dans ce secteur. Dans le cas du modèle Allemand, c’est le petit gars du coin, le petit producteur qui prospérera, et c’est une très bonne nouvelle.
Grâce à cette loi et ses dispositions, en Europe, le marché du cannabis restera pendant de nombreuses années à l’abri d’une monopolisation par les géants de l’industrie.
« Dans le cas du modèle Allemand, c’est le petit gars du coin, le petit producteur qui prospérera, et c’est une très bonne nouvelle »
Pour illustrer mon propos, il y a une bonne comparaison à faire avec la bière artisanale :
Depuis quelques années, tout le monde peut acheter sa bière locale issue d’une petite production. J’habite en Slovénie, et il y a aujourd’hui plus de microbrasseries qu’il n’y en avait il y a un an, ce qui doit représenter 20 % du marché slovène. Mon point : il y aura toujours de la place pour le cannabis artisanal des petits producteurs. Et les grandes entreprises ne pourront jamais produire une excellente weed. C’est comme ça que ça marche.
Le connaisseur, le consommateur, le client, le patient… c’est nous qui dirigeons le marché ! Aux États-Unis, le marché du cannabis s’est consolidé autour de l’industrie lourde parce que les consommateurs n’étaient pas préparés ni instruits.
Il est donc important que vous soyez intelligent, que vous trouviez une marque, que vous trouviez une niche, que vous apportiez une valeur ajoutée. Ce sont des paramètres cruciaux que les acteurs de la filière doivent intégrer pour réussir et s’assurer une longévité dans l’espace européen et international du cannabis.
ZW : Après le Luxembourg, Malte et l’Allemagne. Quelle est à votre avis le prochain pays à légaliser en Europe?
AR : Je sais que la République tchèque s’en rapproche, ainsi que la Slovénie. Je ne sais pas si nous sommes sur le point de légaliser le cannabis, mais nous sommes sur le point de procéder à de grands changements dans ce domaine là où je vis, en Slovénie. Il y a aussi l’Espagne qui pourrait évoluer.
ZW : L’Espagne, c’est beaucoup de va-et-viens, une sorte de tango prohibition-légalisation…
AR : On peut dire ça, oui (rires). La politique là-bas est certes compliquée. Fondamentalement, en Espagne, il est toléré dans une certaine mesure de ne pas appliquer la législation au sens strict , dans un pays où 90% des lois sont vraiment observées.
Je pense que la Croatie a beaucoup de potentiel. Il semble aussi qu’il se passe beaucoup de choses en Grèce. Mais à mon avis, c’est la République tchèque qui sera le premier pays à suivre l’Allemagne.
ZW : Et la Suisse?
AR : La Suisse est également intéressante. J’ai vécu en Suisse il y a 25 ans, où c’était de facto légal selon certains critères. Vous saviez qu’il y a 25 ans, on pouvait fumer dans le train en Suisse?
ZW : Vraiment?
AR : Absolument, notamment en Suisse alémanique. Ce n’est pas une blague. Le contrôleur passait et s’en fichait. Tu avais ton joint, tu lui donnais ton ticket, et c’était cool… c’était l’âge d’or ! La Suisse est un étrange animal en matière de politique relative au cannabis. Ils ont leurs projets pilotes, mais ils disent qu’ils vont attendre cinq ans pour voir ce que donnent ces projets avant de légaliser. Il y a un côté « Je le fais et je ne le fais pas ». C’est une situation difficile à prévoir en Suisse. Ils ont accompli des choses merveilleuses et progressistes tout en étant un pays relativement conservateur. D’ailleurs, en Europe, certains États conservateurs ont fait beaucoup de choses progressistes en matière de cannabis (à l’instar des Pays-Bas, NDLR), contrairement aux pays dits libéraux (comme la France et l’Italie, NDLR).
J’ai ma théorie là-dessus, et c’est que nous revenons à une société agraire. Ces pays conservateurs, à l’instar de la Suisse, voient le cannabis d’un bon œil : « Le cannabis, ça pousse vite et simplement, ça sent bon, tu peux utiliser sa fibre, ses graines et t’amuser en fumant ces jolies fleurs. » Pour moi, c’est déjà dépénalisé en Suisse. En fait, ça l’a toujours été dans une certaine mesure… ils n’en ont tout simplement rien à faire (rires).
Le lien vers le site de l’ICBC en cliquant ici
L’ICBC de Berlin se tiendra les 16 et 17 avril prochains: tickets disponibles ici