Au milieu des années 1980, la F1, première herbe locale de qualité, embaume l’air d’un département qui se prend alors pour la Californie. Elle est produite et récoltée par celui que la presse de l’époque surnommera alors le « Dr Cannabis » – pour son savoir-faire, des aventures judiciaires rocambolesques et un diplôme de médecine obtenu en prison. Rencontre avec le Franco-Allemand qui aura converti l’Hérault à la « cannabiculture ».
Par Jean-Christophe Servant
La chute de Peter Kiszka remonte à 2003. Et quand on dit chute, ce fut littéral : son ULM tombe en rade de moteur alors qu’il s’élance au-dessus de La Cavalerie, sur le plateau du Larzac. La dégringolade. Et voilà le corps du quinquagénaire franco-allemand éparpillé, façon puzzle. « Il n’a jamais cherché à être sympathique, souligne Vincent*, l’un de ses vieux amis, qui continue à venir aider Peter quand il a des problèmes d’ordinateur. Et il est plutôt docte et cassant. Mais il avait jusqu’alors ce qu’il fallait pour être bien entouré : son cannabis… Sauf qu’à partir de cet accident, poursuit Vincent, Peter s’est retrouvé dans l’impossibilité physique d’en planter, et il a commencé à se retrouver tout seul. » Vingt ans après, le corps est toujours brisé. « Niqué de partout » selon son expression. Sa condition l’oblige à se traiter à la morphine alors qu’il reste de longues journées, seul, dans son domicile du centre de l’Hérault, à lire tous les spams qui s’accumulent sur son vieux PC.
Peter se rappelle très bien notre première rencontre organisée par Vincent. C’était juste avant la Covid et la discussion fut à sens unique, face à ses digressions qui nous entraînaient vers des culs-de-sac. Le moins qu’on puisse dire, c’est que Peter est un client compliqué pour un journaliste. Quatre ans d’attente plus tard, le revoilà, à domicile, rasé de frais. Il avait d’abord été entendu avec Vincent que l’entretien se ferait avec Peter dans sa baignoire où il peut plus facilement contrôler ses idées et calmer son corps dans un bain à 35 degrés. Finalement, il s’assoit devant son ordinateur, dont le désordre de l’écran d’ouverture est à l’image de sa demeure meublée d’un bordel de caisses, de livres et de magazines épars. « J’ai besoin de quelqu’un pour ranger mes dossiers, mais je n’arrive à trouver personne », constate Peter…
« Le bon docteur Kiszka »
Peter aura bientôt quatre-vingts ans. Vincent, notre interface conviviale, s’approche des 70 balais. C’est l’âge moyen de tous ceux qui ont collaboré avec celui que Libération surnommait, en 1984, le « bon docteur Kiszka », en référence à son diplôme de médecine finalement obtenu derrière les barreaux, alors qu’il purgeait sa deuxième peine de prison pour infraction à la législation sur les stupéfiants. En tout, le « bon docteur Kiszka » aura passé douze ans d’incarcération à la fin du siècle dernier, avec Vincent, qui patiente dans la pièce à côté pendant notre entretien. Notre échange s’avérera moins décousu, mais toujours aussi en rhizome. Nous sommes en effet ici dans un petit club très fermé de retraités : celui des seniors de la cannabiculture languedocienne. Du milieu des années 1980 au milieu des années 1990, Peter, Vincent et un petit groupe de jeunes trentenaires actifs, réunis autour du premier, vont compléter leurs revenus en agrémentant les fumeurs de l’Hérault avec la première production locale de weed de qualité : la F1 – bien avant que tout ce petit collectif ne se dissolve, et taille son propre chemin dans la production locale, après que Peter, l’aîné, est devenu par trop imprévisible.
Ferme de la drogue et prison ferme
Peter Kiszka est né en 1945 sous les bombes, dans les Sudètes (zones à majorité germanophone de l’ex-Tchécoslovaquie) et a grandi dans le nord de la France, avant de rentrer à l’École des mousses de Toulon, puis de mener son service militaire dans l’armée de l’air, à bord d’un Breguet Atlantic. Il commence ensuite à étudier le droit, puis la médecine dans le Montpellier baba cool du début des années 1970, où il finira par se retrouver interne dans son CHU. La première fois où Vincent a fumé l’herbe de Peter, avant même de le connaître, c’était en 1986. Sa copine de l’époque avait ramené sa production dans un paquet de Tampax. « C’était impressionnant et du vrai circuit court ! », souligne Vincent. Les fleurs, qui avaient été préalablement séchées sur des fils de linge tirés dans un appartement du centre de Montpellier, faisaient partie d’une production de 40 kg poussée sur un terrain vague à la sortie de la métropole, en direction de Palavas. « À partir de cet instant, poursuit Vincent, nous avons commencé à maronner dans l’Hérault à la recherche d’endroits où planter, puis nous avons ouvert notre premier laboratoire. » Vincent va tout apprendre aux côtés de Peter, véritable maître artisan en cannabis : les périodes de floraison, bien sûr, mais aussi comment différencier les plantes, les entretenir, faire des boutures, se débarrasser des araignées… À l’époque de leur rencontre, Peter est déjà une figure culte de l’underground du cannabis français, au point d’avoir fait l’autre actualité du 11 mai 1981. Sur la une du Midi Libre de ce jour, au-dessus de la photo de François Mitterrand qui vient d’être élu président de la République, un bandeau annonce la saisie de 10 000 plants de cannabis en Lozère, dans le hameau de Poulassargues. « Plus importante “ferme de la drogue” jamais découverte en France », titre le quotidien.
Les RG informés… par Dr Cannabis
Cette gargantuesque production, Peter Kiszka ne s’en est jamais caché, au contraire. Un an plus tôt, il avait en effet averti l’inspecteur des RG le plus proche de son projet : « Étudier le comportement du cannabis lorsqu’il est transplanté dans la région méditerranéenne et son éventuelle utilisation pour la désintoxication des drogués. »
Pendant des mois, Peter Kiszka va ainsi récolter, faire sécher et analyser son herbe… jusqu’à l’intervention des gendarmes… stupéfaits. 1981 sera une bonne année pour notre Maréchaussée : cette année-là, les stups arracheront 18 913 pieds de cannabis en métropole, dont la majorité chez Peter ; qui va se montrer inflexible devant le juge d’instruction de Mende. Celui-ci argumente que ce n’est pas du chanvre indien, alors seul prohibé par l’article R5166 du code de la santé publique, mais une variété locale qui ne peut en aucun cas être qualifiée d’indienne puisque les graines sont européennes et ont poussé en Lozère… « Des arguties et des manœuvres dilatoires ou destinées à compliquer la recherche de la vérité », soulignera le 9 février 1984 le tribunal de Mende, qui le condamnera à cinq ans d’emprisonnement. Non sans que Peter n’ait entretemps fait appel et soit allé jusqu’à se pourvoir en cassation, retoquée au prix d’un tour de passe-passe juridique : sa condamnation finale ramenée à trois ans de prison, s’appuiera sur la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, qui, contrairement à l’article R5166, ne distingue ni la variété, ni le sexe du cannabis.
Piges dans Le Quotidien du Médecin
Peter Kiszka a découvert l’herbe au début des années Giscard. Durant sa présidence, la dépénalisation du cannabis devient un sujet politique, dans le sillage de « L’Appel du 18 joint », en 1976, lancé par le quotidien Libération. En 1979, Peter organise au centre culturel Rabelais de Montpellier, une conférence autour du livre programme de Michka Seeliger-Chatelain, Le Dossier vert d’une drogue douce (1978), best-seller parmi les fumeurs de l’époque. « Et c’est là que les emmerdes ont commencé, poursuit Peter, jusqu’à me retrouver balancé, en 1981, sur fond de règlement de comptes entre Giscardiens », estime-t-il. Notre interlocuteur martèle pourtant « n’avoir cultivé que pour étudier l’usage thérapeutique du cannabis, jamais dans un autre but. D’ailleurs, je n’ai que très peu fumé, et plutôt surtout fait semblant d’inhaler. J’ai toujours en effet eu des problèmes avec les fumeurs ». Peter ira d’ailleurs jusqu’à tenir dans les pages du Quotidien du Médecin (à l’époque vendu sous le titre Le Généraliste) une rubrique, signée du « Dr Cannabis » où il invitera « les médecins intéressés par la légalisation médicale du cannabis » à le contacter, adresse montpelliéraine à l’appui… Dans le genre discret… « Peter est un intellectuel mais aussi un manuel, tout comme incontestablement un des meilleurs spécialistes français du cannabis, rétorque Benoît*, un autre ancien de la F1. Mais il oublie de rappeler qu’à un moment, l’herbe nous a aussi offert une vie confortable à Montpellier, à lui comme à nous. »

« Une autre herbe française est possible »
À la fin des années 1980, la préfecture de l’Hérault, dynamisée par l’arrivée aux affaires municipales du socialiste Georges Frêche, rayonne sur une terre aux airs de Californie française. Les nouveaux quartiers poussent. Les babas à shilom ont laissé place aux punks des Sheriff et d’OTH. L’hédonisme s’empare des rives du golfe du Lion, porté par le parfum de liberté post-1981 et la présence d’une communauté LGBT+ festive grandissante. Mais, hors des « poppers » et de la résine de cannabis marocaine, toujours point d’alternative en matière de drogues douces : l’herbe locale, quand on arrive à en trouver, continue à avoir toujours un goût de foin. La F1, adaptée d’une semence ouest-africaine, va convertir les plus sceptiques. Oui, « une autre herbe française est possible » ! À travers les réseaux cloisonnés qu’ils vont discrètement développer, Peter et sa bande de trentenaires commencent à écouler de plus en plus de récoltes remontées de leurs plantations clandestines, planquées sur des friches de terrain vague éparpillées dans le centre de l’Hérault, le littoral étant devenu trop risqué. « On devait beaucoup crapahuter et c’était très physique, surtout lorsqu’il fallait ramasser l’herbe couchée par la pluie », se souvient Benoît.
F1 et décapotables
Mais le jeu en vaut la chandelle. Le gramme de F1 qui s’écoule 8 francs en 1987, monte très vite à 12 sous la demande, avant de grimper à 15 avec les années 1990. La F1 se vend jusqu’à Lyon. Et les commandes groupées se multiplient « jusqu’à produire des paquets de 250 grammes avec des machines à faire des briques en papier ». Alors que les ventes et recettes explosent, Peter, qui « est saisi par une fièvre dépensière chaque fois qu’il sort de prison » et aime rouler en décapotable. Ça sort danser au Rimmel, un club du centre de Montpellier, plutôt qu’au Reganeous, trop voyant et surveillé. Pas question d’ailleurs de vendre la F1 aux entrées de boîtes de nuit et de concerts, alors que notre groupe commence à se marier et faire des enfants. « Ce qui nous poussait encore plus à faire profil bas pour ne pas trop se faire remarquer », se souvient Vincent. Sauf Peter, qui va ne pas s’assagir. C’est désormais une icône depuis que ses faits d’armes ont été relayés par la bible cannabique des années 1990 : le livre Fumée clandestine : Le livre du cannabis (1991) de Jean-Pierre Galland, futur fondateur du Collectif d’information et de recherche cannabique (Circ) que Peter croisera aussi à Montpellier. On parle même de lui lors d’une émission de Christophe Dechavanne. « Cette exposition médiatique aurait pu l’inciter à la prudence, poursuit Vincent. Or, sans nous avertir, il va ouvrir un nouveau laboratoire à Aix-en-Provence… qui va, bien sûr, être découvert. Avec la documentation qu’ils ont retrouvée sur place, ça a failli me griller. C’est à partir de ce moment qu’on a commencé à s’éloigner de lui et de ses projets de plus en plus compliqués pour mener les nôtres et nous lancer également dans la cannabiculture. Jusqu’à ce que l’on apprenne son accident en ULM… »
Dernière moisson
Au moment où Peter Kiszka se crashait en 2003 sur les contreforts du Larzac Nord, le commerce des anciens qui l’avaient côtoyé s’était envolé. Produisant dans les 100 kg par récolte et par producteur, il ne s’agissait plus de F1, mais d’une nouvelle variété développée à partir de semences achetées sur les premiers catalogues de la Sensi Seeds Bank hollandaise. « Nous étions de vrais commerciaux, contrairement à Peter, qui ne l’a jamais été », résume Vincent. Mais si la demande était toujours là, « l’ambiance avait commencé à se tendre alors que la concurrence se faisait de plus en plus vive ». Des braqueurs armés et cagoulés viendront même casser une des plantations sur le point d’être récoltée. Signe qu’il était temps de se ranger, pour les anciens du groupe de Peter. Vincent arrêtera la production après la saison 2005, le restant du groupe à l’orée des années 2010. « Quand il s’agit de fumer, notre groupe sait toujours se débrouiller pour en trouver. Mais c’est de l’histoire ancienne. » Vincent n’en a jusqu’alors jamais parlé à ses enfants.
C’est le moment de laisser le « bon docteur Kiszka » dans la pénombre et le chaos de son appartement. Dans quelques jours, Vincent repassera le voir, comme toujours. Jusqu’au moment où Peter décidera d’en finir définitivement avec ses douleurs. Leurs conversations tournent de plus en plus souvent autour de cette échéance. Vincent dit comprendre, tout en s’opposant évidemment fermement aux humeurs noires de Peter : « Il est fatigant. Mais, en attendant, je serai toujours là. Je n’oublie rien : grâce à Peter, nous avons connu et profité d’une période royale. Au bon moment, au bon endroit. Et quelle beuh c’était… »