Créé il y a près de cinquante ans par le légendaire Tom Forcade, High Times s’est d’emblée imposé comme le magazine cannabique de référence, bible incontestable et incontestée des amateurs de Ganja. Retour sur une aventure éditorial aussi hors-normes que visionnaire.
C’est une aventure éditoriale hors-norme, et un des succès les plus retentissants de la presse américaine. Car qui, à l’origine, aurait parié un cent sur l’avenir de cette publication a priori confidentielle, et dont le contenu frisant l’illégalité s’exposait aux foudres des autorités ? Reste que les défenseurs de la liberté d’expression, tout comme les enthousiastes de la la ganja se devront de célébrer l’été prochain le cinquantième anniversaire de la naissance de High Times, le magazine le plus perché de la presse US.
Mais replaçons les choses dans leur contexte. Nous sommes en 1974, à New-York, et un certain Thomas King Forcade – de son vrai nom Gary Goodson, né à Phoenix, Arizona – a une idée que certains s’empressent de ranger aux rayons des canulars et autres facéties dont il est coutumier : créer un magazine qui soit à la marijuana ce que le Playboy de Hugh Hefner est au sexe. Il sera l’occasion de parler du chanvre dans tous ses états. Et, en double-page centrale, en lieu et place d’une playmate sensuellement dénudée, les lecteurs pourront se rincer l’oeil devant un énorme plant de cannabis sur papier glacé.
Man in black au chapeau de cow-boy
Bien qu’âgé de seulement vingt-neuf ans, Forcade n’en est pas à son coup d’essai. Il a fait ses classes au sein de l’Underground Press Syndicate (UPS), une association regroupant une flopée de journaux libertaires radicalement opposés à la société américaine de l’époque. Tout de noir vêtu, coiffé en permanence d’un chapeau marron à large bord, et le plus souvent armé d’un pistolet, ce moustachu aux yeux bleus perçants a le verbe haut et l’insolence d’un fanatique de la contestation. Ambitieux, déterminé, il se veut l’apôtre d’une liberté sans garde-fou, dénonce violemment la ségrégation raciale, la guerre du Vietnam, et exécre par-dessus tout les médias mainstream, coupables selon lui de “bourrer la tête des gens de merdes maléfiques”. Après avoir gravi tous les échelons de l’UPS juqu’à en prendre la direction, Forcade commence par créer un hebdomadaire alternatif, Orpheus, sorte de Reader’s Digest d’articles sélectionnés dans différentes publications underground. Pour le promouvoir, il sillone l’Arizona dans un autobus scolaire Chevrolet de 1946, lequel abrite une presse à imprimer et sert occasionnellement de salle de rédaction.
Editeur-dealer-preacher
Ainsi va-t-il accroître son lectorat, sans se priver de vendre par la même occasion cannabis et autres substances illicites, générant ainsi des profits utiles à sa cause. Si l’autobus est arrêté par la police, Forcade enfile le col blanc d’un prédicateur itinérant, présente un exemplaire factice d’Orpheus sur la couverture duquel un Jésus débonnaire fait un signe de paix, et entonne avec ses camarades de virée un hymne religieux. Une mascarade suffisemment convaincante pour s’en tirer le plus souvent avec un simple avertissement.
« La seule obsénité, c’est la censure »
Parmi ses autres faits de gloire, citons également sa comparution devant une Commission présidentielle sur l’obscénité et la pornographie créée en 1969 à l’initiative du président des États-Unis Lyndon B. Johnson. Non seulement Forcade arrive sur les lieux dans une limousine peinte aux couleurs du drapeau Vietcong – nous sommes en pleine guerre du Vietnam -, mais il devient aussi le premier “entarteur” de l’histoire en jetant une tarte à la crème sur la face hébétée du président au cri de : “La seule obscénité, c’est la censure !”
Mais sa réputation grandissante et le succès local d’Orpheus ne le satisfont pas. Ce dont il rêve, c’est d’un magazine distribué et reconnu sur l’ensemble du territoire américain, histoire de changer une bonne fois pour toute les mentalités et de remporter la seule bataille qui lui tient vraiment à coeur, celle de la légalisation du cannabis. Pour ce faire, il décide dans un premier temps de quitter Phoenix pour emménager à New-York, et installe le siège de l’UPS près d’Union Square, dans un appartement orné d’affiches de rock psychédélique et encombré du sol au plafond de piles de journaux et de bottes de ganja. Non content d’être désormais devenu un acteur incontournable de la contre-culture, il commence à vendre de l’herbe en gros dans un smoke-easy illégal de Grennwich Street et consacre une partie de ses gains à la conception de ce qui consituera son grand oeuvre : High Times.
Naissance d’un géant vert
Le premier numéro du magazine paraît durant l’été 1974. Il se veut alternatif et politique, passionnément pro-cannabique et ne s’interdisant aucun sujets, aussi sulfureux soient-ils. Sa couverture délicieusement ironique présente une élégante jeune femme coiffée d’un chapeau digne du Prix de Diane s’apprêtant à engloutir un champignon qu’on imagine aisément hallucinogène – il s’agissait en réalité d’un champignon de consommation courante venu de l’épicerie la plus proche. Son contenu, lui, propose de nombreux articles écrits sur un ton souvent décalé et divertissant, des extraits d’un livre de Timothy Leary, adepte convaincu du LSD, un compte-rendu des découvertes scientifiques et des évolutions juridiques liés à la drogue, et même le cours des prix de substances illicites en tout genre. Quant aux fameux plant de cannabis imprimé en double-page centrale, il bénéficiera le plus souvent d’une seconde vie, placardé sur les murs des chambres de nombre d’adolescents.
High Times est un succès immédiat et son premier tirage de vingt-cinq mille exemplaires s’écoule en un claquement de doigt. Il devient très vite un mensuel incontournable, et la croissance rapide de son lectorat tout comme de ses revenus publicitaires en font une entreprise florissante, dotée d’une rédaction de plus de quarante journalistes. Dan Skye, le rédacteur en chef du magazine de 2014 à 2020 estimera que le nombre de lecteurs de High Times s’élèvait en 1978 à plus de quatre millions !
La chute du créateur
Mais en dépit de cette réussite phénoménale, Tom Forcade ne se porte pas bien. Son tempérament dépressif associé à son style de vie débridé commence à avoir des conséquences néfastes. Il tend à délaisser la direction du magazine, préfére partir sur les routes avec ses groupes de musique préférés, dont les Sex Pistols, ou en mission de contrebande de weed, au Mexique ou ailleurs. Ce qui ne l’empêche pas de téléphoner fréquemment à la rédaction sous l’emprise de drogues de plus en plus dures, menaçant de liencier tout le monde ou promettant des primes exceptionnelles. Ce faisant, les journalistes qu’il a lui-même mis en place apprennent à se débrouiller sans lui et publie le magazine en temps et en heure. Des personnalités de renom acceptent d’y signer des articles, parfois régulièrement, comme les écrivains William S. Burroughs, Charles Bukowski ou Tom Robbins. En outre, la présence en couverture de célébrités telles que Bob Marley, Debbie Harry du groupe Blondie, Andy Warhol, Johnny Rotten des Sex Pistols, ou le gonzo journaliste Hunter S.Thompson marque à jamais les esprits. Sans parler des interviews devenues cultes, commes celle de l’essayiste Susan Sontag, du linguiste Noam Chomsky et même du Dalaï Lama ! Ce qui ne réconciliera pas pour autant Forcade avec lui-même…
Le 16 novembre 1978, à seulement trente-trois ans, le fondateur de High Times se tire une balle dans la tête dans son appartement New-Yorkais. Passé le choc de la nouvelle, la question se pose de savoir si le magazine lui survivra. C’est compter sans la qualité de l’équipe en place, grâce à laquelle il continuera de paraître et d’asseoir définitivement son succès. Dans les années 80, High Times se signalera notamment par la publication d’articles précurseurs sur la culture du cannabis en intérieur et par l’organisation de la Cannabis cup, un festival annuel organisé à Amsterdam où un jury récompense les producteurs des meilleurs variétés mondiales de cannabis. Certes, le mouvement pro-légalisation traverse une période difficile dans les années 90. High Times attire notemment l’attention de la DEA (Drug enforcement Administration) qui perquisitionne les commerces ayant fait de la publicité dans le magazine et va même jusqu’à menacer leur clientèle.
2000-2024 : les années high
Au point qu’en 2004, un nouveau rédacteur en chef opère un brutal changement de ligne éditoriale, délaissant le cannabis pour l’actualité littéraire. Mais cette tentative s’avère un échec, et High Times s’empresse de revenir à ses premières amours, auxquelles il reste plus que jamais fidèle aujourd’hui. Malgré la mutliplication de sites Internet spécialisés dans le même domaine, la publication se porte plutôt bien, principalement du fait de la légalisation croissante du cannabis aux États-Unis. Quant au site Internet de High Times, inauguré en 2014, il reçoit chaque mois la visite de près de cinq millions d’utilisateurs. Un bel hommage à l’initiative visionnaire d’un Tom Forcade dont la personnalité sombre et lumineuse, à la fois activiste politique, journaliste et trafiquant de drogues, plane encore sur le magazine. On aime particulièrement s’y souvenir que peu de temps après son incinération, une commémoration avait été organisée dans le restaurant Windows on the World, au sommet du World Trade Center. Cette réunion d’amis et de rédacteurs de High Times fut l’occasion de fumer de nombreux joints tout en se remémorant, entre rire et pleurs, mille anecdotes concernant le défunt. Or chacun de ces joints contenait également une pincée de ses cendres. Sans aucun doute, Tom aurait apprécié.
Hugues Arbellot de Vacqueur
Verbatim : « La seule obsénité, c’est la censure » Tom Forcade