Hugues

Journaliste adepte des Beaux-arts et des Belles-lettres, cinéphile invétéré et lecteur obstiné, Hugues est né au Vietnam, a grandi en France et espère peut-être un jour mourir en Italie. D’ici là, rien ne l’empêchera d’attirer l’attention du lecteur bienveillant sur ce que le monde et les hommes peuvent receler de beauté, tout en poursuivant sa quête inlassable du daïquiri Hemingway idéal.

Quand l’art psychédélique s’affichait

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Sans jamais se prendre aux sérieux mais en opposition constante avec la société de consommation, ils ont profondément influencé le Pop Art américain dès 1966. Place aux créations délirantes et furieuses des « Big 5 », un groupe de dessinateurs hallucinés qui établira la charte graphique du mouvement hippie de Haight-Ashbury.

Pour certains, les années hippies évoquent les pattes d’éph’, les chemises à fleurs ou Woodstock. Pour d’autres, elles incarnent une des contestations sociales et politiques majeures du XXe siècle, la libération sexuelle en prime. Mais peu se souviennent que le San Francisco des années soixante, berceau de la culture hippie, a également été le terrain d’expériences graphiques d’une originalité inégalée et un des jalons les plus notables de l’art Pop Américain.

Le LSD n’y est pas pour rien. Car sans cette substance synthétique hallucinogène, le mouvement psychédélique (du grec psyché âme et dêlos visible) n’aurait sans doute pas vu le jour. Pas plus que ces groupes de rock qui essaiment à l’époque sur la côte ouest des Etats-Unis, véritables porte-parole et principal moyen de revendication de la communauté hippie.

Frisco, freaks & LSD

À San Francisco, ils se produisent dans deux salles incontournables : le Fillmore et l’Avalon Ballroom. De grands-messes psychédéliques y sont célébrées plusieurs fois par semaine, associant musique rock déjantée, consommation effrénée de substances, et lights shows décuplant les effets de celui-ci.

Victor Moscosso

C’est dans cette atmosphère délirante que se développe l’art psychédélique. Bill Graham et Chet Helms, les deux grands promoteurs de spectacles du moment, financent plusieurs centaines d’affiches pour annoncer les concerts de The Charlatans, Greateful Dead, Jefferson Airplane, Jimi Hendrix, The Doors, The Velvet Underground et autres Pink Floyd.

Du Velvet Underground  à Pink Floyd

Placardées dans les rues de San Francisco, elles apparaissent comme autant de manifestes de la contre-culture, leurs arabesques moelleuses et ondoyantes, leurs couleurs aussi intenses qu’exubérantes, et leurs lettrages aux formes liquides quasi illisibles fonctionnant comme une propagande cryptée contre le conformisme de la société américaine des 60’s.

Alton Kelley

Parmi la dizaine d’artistes majeurs qui les conçoivent et les dessinent, cinq d’entre eux sont entrés dans la légende sous l’appellation des « Big 5 ».

Art Nouveau & Optical Art

Il y a Wes Wilson (1937-2020), diplômé en horticulture, dont le premier poster intitulé Are We next figure un drapeau américain orné d’une svastika : condamnation sans appel de l’engagement croissant des Etats unis dans la guerre du Vietnam ; Victor Moscovo (né en 1936), le seul à avoir bénéficié d’une formation artistique, qui déclara que la création d’affiches psyché l’avait contraint d’oublier tout ce qu’il avait appris à l’école d’art sur le graphisme conventionnel – il est en outre le premier des « Big 5 » à voir ses œuvres exposées au Museum of Modern Art de New-York.

Victor Moscosso

Autre figure majeure: Rick Griffin (1944-1991), californien passionné de surf, auteur de bandes dessinées underground et de pochettes de disques mémorables, ainsi que le duo composé d’Alton Kelley (1940-2008) et de Stanley Mouse (né en 1940), l’un concepteur génial, l’autre dessinateur virtuose, dont le travail en commun fut comparé à l’œuvre du génial affichiste français Henri de Toulouse-Lautrec.

The Big 5

L’expérience psychédélique née de la prise de LSD et les jeux de lumières des lights show sont leurs principales sources d’inspiration. Mais ils puisent également dans les théories de la couleur et l’art optique de Josef Albers, peintre et enseignant au Bauhaus, ainsi que dans l’Art Nouveau ou les affichistes du mouvement sécessionniste viennois (Gustav Klimt, Alfred Roller et Koloman Moser).

The “big Five” San Francisco poster artists Lto R Alton Kelly, Victor moscosso, Rick Griffin, Wes Wilson, Stanley Mouse

Parfois, ils vont jusqu’à s’approprier certains motifs des affiches du Tchèque Alfons Mucha ou du Français Jules Chéret. Et certains historiens de l’art décèlent dans leurs dessins l’influence du mouvement surréaliste européen qui, dans les années 60, fait l’objet aux Etats-Unis de nombreuses publications et expositions remarquées.

Quoi qu’il en soit, la créativité débordante de ce génial quintet a apporté aux arts graphiques quelque chose de neuf, de jamais vu, une nouvelle vision du monde. Au point qu’après eux, l’art américain ne sera plus tout à fait le même.

Art contemporain: le bon karma Indien

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Presque inexistants il y a encore vingt ans, les artistes indiens contemporains ont depuis fait une entrée fracassante sur la scène artistique internationale. Entre traditions séculaires et modernité, ils élaborent un langage original, foisonnant, à la fois ancré dans leur quotidien et résolument universel. Gros plan sur deux stars de l’art indien d’aujourd’hui.

Subodh Gupta : du spirituel dans la lunch box

S’il n’était pas devenu un artiste indien de renommée mondiale, Subodh Gupta aurait sans doute été cuisinier. Il aime manger, se mettre aux fourneaux, et raconte qu’enfant, il considérait la cuisine familiale comme une sorte de temple propice à la prière. Qui s’étonnera donc que ce bon vivant, né dans le nord de l’Inde il y a cinquante sept ans, ait mis autant de cœur à élever des ustensiles de cuisine au rang d’œuvre d’art ? Car même si ses modes d’expression sont multiples – peinture, photographie, vidéo ou performance – ce sont ses sculptures faites de seaux, pots à lait, poêles, casseroles et autres récipients en inox rutilant qui l’ont hissé au firmament de l’art contemporain.

“Very Hungry God” de Gupta

Son œuvre la plus connue, Very Hungry God, consiste en un crâne monumental composé de centaines d’ustensiles en acier inoxydable. Il semble figurer un dieu vorace et insatiable, en même temps qu’il évoque la famine qui règne encore dans certaines régions de son pays. Face à cette sculpture située entre modernité et archaïsme, on songe à la tradition occidentale des vanités autant qu’à certains rituels hindouistes : la déesse Kali porte un collier de crâne autour du cou cependant que le saint mendiant de la doctrine tantrique tient dans la main un crâne en guise de sébile. Par le choix de ses matériaux, Subodh Gupta emprunte donc au quotidien le plus terre à terre de son pays pour nous confronter à des sujets universels tels que la mort, le religieux, la précarité…

“Faith Matt” de Gupta

Autre objet dont il fait largement usage : la fameuse lunch box, boîte à repas incontournable en Inde où quatre-vingt dix pour cent de la population l’utilisent. Dans son installation mobile Faith Matters, il les accumule en hauteur en les faisant se déplacer sur des rails invisibles, tels la « skyline » en mouvement d’une mégalopole moderne. Les aliments voyagent, sont transporté d’une capitale à l’autre en un marché global dont certains, et peut-être en Inde plus qu’ailleurs, sont privés. En ce sens, l’art de Subodh Gupta, aussi spirituel soit-il, est aussi un art politique.

Bharti Kher : quand l’art nous regarde

À l’âge de vingt-quatre ans, Bharti Kher quitte l’Angleterre où elle est née de parents Indiens pour s’installer à New-Dehli. Confrontée à une culture aussi singulière que foisonnante, à l’effervescence d’une nation en pleine mutation, la jeune artiste peintre formée à Londres diversifie sa pratique. Elle aborde la sculpture, l’installation, et incorpore dans son travail nombre de matériaux nouveaux, dont celui qu’elle ne cessera pus de décliner : le bindi. Ce point de couleur que les Indiens arborent sur le front, entre les sourcils, est au centre de leur identité sociale et culturelle. Il peut être le signe de la femme mariée, mais figure aussi traditionnellement un troisième œil mystique, le point originel d’un principe universel de création. Ces derniers temps, il a peu à peu à peu pris des allures d’accessoires de mode, disponibles en différentes formes et couleurs.

Bindy by Bharti Kher

Pour Bharti Kher, la technique du bindi est devenu une sorte de langage codé. Il confère à ses compositions picturales sur panneaux ou sur verre des airs d’abstraction expressionniste, de même qu’il évoque des courants de l’histoire de l’art plus anciens, tels que l’impressionnisme et le pointillisme. Un « troisième œil » donc, qui multiplie les significations, s’impose comme un dispositif d’une grande variété visuelle et stylistique, et compose des « œuvres que l’on observe autant qu’elles nous regardent », confie Bharti Kher.

Bhart Kher: “Untiltled”

Par l’utilisation de ce motif central, l’artiste signale par ailleurs un besoin de changement social et questionne le rôle traditionnel des femmes dans la société indienne, tout en commentant avec ironie la marchandisation du bindi comme accessoire de mode.

Un autre Bindi de Bharti Kher

Dans une de ses œuvres les plus célèbres, I’ve seen an elephant fly, Bharti Kher reprend son motif emblématique sous la forme de spermatozoïdes appliqués en masse sur le corps d’un bébé éléphant en fibre de verre. « En Inde, explique-t-elle, on associe l’éléphant au rituel d’un temple hindouiste tout autant qu’au travail de force le plus trivial. Il est à la fois le symbole romantique d’une tradition spirituelle séculaire et celui des réalités économiques et mondialistes de l’Inde d’aujourd’hui. »

Bharti Kher, “Untitled”

FLOWER ART POWER

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Si le mouvement Flower Power a influencé toute une génération d’artistes à la fin des années 60, son esprit a depuis continué d’inspirer de nombreux créateurs et plasticiens. Parmi eux, le grand Takashi Murakami, Rebecca Louise Law et Kapwani Kiwanga. Portraits fleuris.

Rebecca Louise Law :  l’émotion d’une touche de peinture sur chaque pétale. 

Née en 1980, Rebecca Louise Law aurait sans aucun doute enthousiasmé la génération des flower children. Après avoir étudié la peinture à l’université de Newcastle, elle a délaissé ses pinceaux en 2003, « sans pour autant, dit-elle, avoir cessé de peindre. » Car ses pigments ont désormais été remplacés par des fleurs, et la toile par l’espace vide, parfois immense, dans lequel elle inscrit ses impressionnantes installations.

L’une de ses œuvres les plus marquantes, Community, a vu le jour au Toledo Museum of art, dans l’état américain de l’Ohio. Elle consistait en la suspension de plus d’une centaine de milliers de fleurs, certaines fraiches, d’autres séchées, cousues une à une à de longs fils de cuivre ruisselant des plafonds. Liberté est donnée au visiteur d’évoluer parmi cette luxuriance végétale, débauche sensuelle et délicate de couleurs, de textures et de parfums. La force de ses installations opère également en ce qu’elles s’inscrivent dans le temps qui passe. Ses tableaux vivants fanent, se décolorent, se dessèchent, et de cette fragilité naît l’émotion.

Cette relation très forte avec l’élément naturel, Rebecca dit l’entretenir depuis toujours. « Je me sens en paix et en sécurité dans la nature. Ses cycles en constante évolution me fascinent. Elle est une permanente célébration de la vie, et c’est ce que j’essaye de faire moi aussi : célébrer la vie. » Mais le bonheur que son travail lui procure n’en est pas moins soucieux. « Il est urgent que les gouvernements travaillent ensemble pour mettre fin à la cupidité industrielle et à la consommation forcenée, ou nous allons perdre notre magnifique monde naturel, confie-t-elle.

Nous devons ouvrir les yeux sur les problèmes sociaux, car si quelqu’un a du mal à vivre, il se peut qu’il ne se soucie pas de la terre. Il est vital de connaître son voisin et de l’aider si besoin est. Nous n’irons jamais de l’avant si nous n’avons aucune communication entre nous. »

Kapwani Kiwanga : l’Histoire humaine fane comme les fleurs

L’histoire mouvante, vulnérable, qui se fane vite et renaît, voilà ce qui intéresse Kapwani Kiwanga, une des jeunes artistes les plus célébrées du moment. Anthropologue de formation, cette franco-canadienne de 42 ans, née d’un père tanzanien, a raflé ces deux dernières années les plus prestigieux prix internationaux en art contemporain. Dans son œuvre la plus emblématique, Flowers of Africa, récompensée par le prix Marcel Duchamp 2020, son art hybride et novateur déploie un regard critique inattendu sur l’histoire des hommes.

La genèse de cette puissante installation trouve son inspiration dans le processus d’indépendance politique des pays africains. En universitaire rigoureuse, Kapwani mène avant tout un long travail de recherche documentaire. Elle s’intéresse en particulier aux très nombreuses reproductions photographiques des évènements liés au processus de décolonisation : sommets, congrès, discours et repas officiels… Mais au lieu de porter son attention sur l’histoire telle que nous sommes censés l’appréhender, elle préfère jeter son dévolu sur ce que l’on ne regarde pas : les décorations florales qui ornent discrètement ces évènements.

Sa démarche, particulièrement originale, fait coïncider l’histoire et la botanique : la recherche historique est doublée par celle, ethnobotanique, nécessaire à l’analyse de la composition florale de l’époque, et aux moyens dont disposera un fleuriste d’aujourd’hui pour la reconstituer le plus fidèlement possible. Flowers of Africa est une très poétique et fascinante réflexion sur l’Histoire. Non seulement elle élargit notre manière de voir celle-ci en y incluant d’autres éléments, végétaux en l’occurrence, mais elle nous suggère insensiblement que le passé n’a jamais la permanence qu’on veut bien lui donner, qu’il est vain de tenter d’écrire l’histoire dans le marbre. Les souvenirs et les monuments fanent tout autant que les fleurs.

Takashi Murakami ou l’insoutenable légèreté des fleurs

Crédits Getty Images

On ne présente plus l’artiste japonais Takashi Murakami, omniprésente figure de l’art contemporain. Sa prolixité est telle – quand bien même il dispose d’un atelier où des centaines d’assistants travaillent à la réalisation de ses œuvres – qu’il est difficile de ne pas passer à côté de son univers cartoonesque saturé de couleurs survitaminées.

Très vite, il adopte le motif foral qui, par sa planéité et la profusion de ses tons, mêle l’absence de perspective de la tradition picturale japonaise au divertissement frivole des mangas contemporains.

Mais derrière cette apparente superficialité se cache une aspiration plus profonde, à l’instar d’un autre artiste dont il revendique volontiers l’influence : Andy Warhol. En 1964, celui-ci exécute ses célèbres Flowers, sérigraphies kitsch travaillées par une dialectique de la nature et de l’artifice à l’ère de la reproduction mécanique. Les deux pièces de Murakami, Wahrol/Silver et Wahrol/Gold, leur font écho, rejoignant en cela les plus sombres préoccupations du célèbre Pop artiste.
On y perçoit la même critique ironique de la société de consommation. Mais aussi, à travers l’évocation de la fragilité de l’élément naturel, une conscience de l’impermanence des choses et de l’éphémère de nos existences. Comme si la gaieté assumée de ce thème végétal et de ces couleurs à foison devait nous renvoyer à l’inéluctabilité de notre fin prochaine.