En février 2022, le Conseil d’État légalisait définitivement le commerce de CBD en France. Exit les batailles juridiques sans fin qui ont déchiré l’Hexagone : pourvu que son taux de THC n’excède pas les 0,3 %, ces fleurs peuvent se vendre ! Depuis, les boutiques se sont multipliées et le chanvre bien-être s’est installé jusque dans les vitrines de province. Mais, derrière cette normalisation, se cache une dangereuse dérive : celle des cannabinoïdes de synthèse. Ultrapuissants, imprévisibles et bon marché, ces ersatz de cannabis récréatif sont devenus un véritable enjeu de santé publique. Notre enquête.
Par Juliette Ihler-Meyer
Printemps 2025, un groupe de lycéens défraie la chronique : après avoir fumé un joint de CBD, ils ont fini à l’hôpital. Car, dans leurs cigarettes roulées à ce qu’ils pensaient n’être que du cannabidiol (CBD), il n’y avait pas que la molécule naturelle.
Depuis quelques années, derrière des petits noms inoffensifs comme « Pète ton crâne » (PTC) ou « Buddha Blue » se cachent en réalité des cannabinoïdes de synthèse, ces substances psychoactives particulièrement puissantes et potentiellement dangereuses. Vaporisées sur des fleurs de CBD ou introduites dans des e-liquides, elles font ravage chez les consommateurs, souvent pris au dépourvu. C’est le cas de notre bande de jeunes fumeurs en herbe : pensant se relaxer avec du CBD, les ados s’étaient en réalité envoyés des substances chimiques censées reproduire les effets du THC – le cannabinoïde du chanvre qui rend stone et qui est interdit en France. Une défonce légale aux effets dévastateurs, et pas que pour ceux qui l’expérimentent. Les vendeurs eux-mêmes ne sont pas toujours au courant de ce qui peut se cacher derrière du chanvre bien-être vendu par le grossiste comme du simple CBD.
Des molécules légales plus dangereuses que le THC
Le paradoxe est là : le CBD naturel n’est ni addictif, ni dangereux. Il ne fait pas planer, n’est pas considéré comme un stupéfiant. Le CBD trafiqué aux molécules de synthèse, lui (conçu pour non seulement imiter mais souvent surpasser les effets du THC), joue dans une tout autre cour, avec des effets potentiellement dévastateurs pour la santé physique et mentale. L’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) recense une avalanche d’effets indésirables : malaises, vomissements, pertes de connaissance, comas, crises de parano, convulsions… voire une potentielle dépendance. Les témoignages récoltés durant la rédaction de cet article donnent froid dans le dos : des nuits sans sommeil, des jambes insensibles pendant des heures, de la fièvre à 43 °C, des cœurs au bord de l’implosion… La montée et la descente sont rudes.
Face à cette déferlante de « néocannabinoïdes », l’ANSM a fini par taper du poing sur la table, en juin 2024. Elle interdit alors le HHC (parfois jusqu’à quatre cents fois plus puissant que le THC), ainsi qu’une ribambelle de ses cousins issus des laboratoires : le Pinaca, le H4CBD, le H2CBD, le HHCO, le HHCP, le HHCPO, le THCP, le THCA… Problème : l’hydre a trop de têtes ! À peine une molécule interdite, trois autres débarquent sur le marché. Les chimistes du Legal High ont toujours un coup d’avance et continuent d’inonder le marché avec de nouvelles molécules de synthèse…
« Si les CBD shops ne vendaient que du CBD, ça ferait longtemps qu’ils n’existeraient plus. » Julien, gérant d’un CBD shop
Car le nerf de la guerre, ce n’est pas que l’offre ; c’est aussi (et surtout) la demande. Sophie*, gérante d’un shop marseillais, l’a bien compris. Elle vendait du CBD « propre »… jusqu’à ce que les ventes s’effondrent : « C’est officieux, mais après l’interdiction des cannabinoïdes synthétiques en juin 2024, on a perdu 70 % du chiffre d’affaires. Si les shops ne vendaient que du CBD, ça ferait longtemps qu’ils n’existeraient plus. » Pourquoi ? Parce que, bien souvent, ce que veut le client, c’est se retourner le cerveau sans perdre son permis – ces molécules n’étant pas détectables dans l’urine. « Les jeunes se foutent du CBD. Ils veulent l’effet “défonce” que les synthétiques garantissent. Les gens qui fument du CBD, eux, ont plutôt entre trente et soixante ans. Ils ont un job, des enfants, ils veulent se relaxer peinards sans test salivaire derrière. » Bref, les industriels rajoutent de la chimie pour répondre à la demande… Président de l’Union des professionnels du cannabis bien-être et détente (UPCBD), Paul Maclean enfonce le clou : « Ces produits synthétiques s’adressent en général à un public différent de celui du CBD bien-être. Ce sont des consommateurs à la recherche d’effets psychotropes proches du cannabis récréatif illégal. Pour les atteindre, les fabricants mettent souvent en avant la présence de ces molécules synthétiques à travers des noms commerciaux attrayants ou ambigus. En revanche, l’identité exacte des substances est rarement précisée, ce qui rend leur nature réelle difficile à déterminer, même pour un œil averti. » Conclusion : même un pro peut se faire avoir.
« La Suisse a vingt ans d’avance dans le monde du CBD. »
Alors que faire ? Interdire le CBD ? Non, ce dernier a été reconnu comme non nocif par l’Organisation mondiale de la santé et son commerce légalisé par la Cour de justice de l’Union européenne en 2020. Protéger différemment les consommateurs ? C’est ce que fait la Suisse, comme nous l’explique Julien*, responsable de la chaîne d’approvisionnement de différents CBD shops : « En Suisse, tout ce qui est synthétique est interdit, à moins de prouver que ça n’est pas nocif pour la santé. En France, c’est l’inverse : tout est autorisé jusqu’à ce que l’on prouve que c’est toxique. Résultat : il faut entre trois jours et une semaine pour créer un nouveau synthétique, et environ six mois pour l’interdire. » Julien le dit sans détour : la Confédération helvétique aurait dix ou vingt ans d’avance dans le monde du CBD par rapport à la France où les molécules sont interdites de façon nominative.
Certains fournisseurs de l’Hexagone le savent et jouent aux petits chimistes : il suffit d’ajouter un atome pour créer une nouvelle molécule et contourner les interdictions en vigueur. Cette course est sans fin. Dès qu’une formule est bannie, une nouvelle la remplace ; les molécules deviennent plus complexes et leurs noms incompréhensibles. « Il n’y a pas débat, c’est du poison, lâche Julien. Fabriquées dans des labos clandestins, avec des solvants chimiques pas évaporés, sans aucune norme ni contrôle. Le vrai problème, c’est pas le Buddha Blue ou le PTC. Le problème c’est qu’on autorise les synthétiques. Il faut changer la loi. » Président du Syndicat professionnel du chanvre, Soïc Gay-Pereira tient cependant à nuancer : « Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de réglementation pour interdire ces molécules qu’elles sont légales ! Sans recul scientifique, elles ne sont pas approuvées par les autorités de sécurité sanitaire et restent dans le flou. » En attendant, sous l’appellation CBD, des produits stupéfiants sont donc vendus légalement.
Quand la législation accuse un retard toxique
C’est cet encadrement juridique clair, doté d’une réglementation plus protectrice pour les vendeurs et les consommateurs, que réclament depuis des mois les syndicats du chanvre. En vain. Paul Maclean soupire : « Nous ne pouvons pas accepter que des substances nouvelles soient commercialisées sans aucune évaluation préalable. Certaines molécules devraient être strictement interdites, d’autres évaluées scientifiquement avant toute mise sur le marché. Il en va de la santé publique et de la crédibilité de la filière… » Et ces produits chimiques sont souvent ajoutés hors de France où « ils arrivent ensuite transformés, sans que les distributeurs ou les revendeurs ne disposent toujours de l’ensemble des informations nécessaires à leur sujet ». Résultat : une confusion juridique persistante et une prolifération de produits douteux. Afin d’encadrer sérieusement une filière en plein essor, de vrais choix politiques devraient être pris. L’Union des professionnels du cannabis milite ainsi pour l’interdiction pure et simple de toute manipulation sur les fleurs de CBD visant à leur conférer des propriétés stupéfiantes. Mais, malgré les multiples relances et propositions concrètes du syndicat, les autorités ont refusé d’établir un cadre clair et lisible.
Le CBD passé à tabac?
De l’autre côté des Alpes, la Suisse montre que c’est possible. Là-bas, le CBD est traité comme le tabac et soumis aux mêmes réglementations : tracé, contrôlé, surveillé. Les producteurs sont inspectés, les paquets scellés avec des numéros de lot permettant leur traçabilité ; les vendeurs comme les consommateurs protégés par une filière complètement transparente. Julien résume : « Dans nos boutiques, on travaille avec des cultivateurs suisses que l’on connaît. Et le CBD est vendu explicitement comme produit à fumer alors qu’en France, il est vendu comme des fleurs séchées ou du pot-pourri avec, pour conséquence, une traçabilité hyper floue. » Résultat : en Suisse, le strict cadre légal permet de travailler sereinement alors qu’en France, c’est encore souvent du bricolage… Pour l’Union des professionnels du cannabis, « il faut sortir du flou généralisé actuel, obliger les professionnels du secteur à une traçabilité claire, et que tous les maillons de la filière soient responsables de la conformité des produits que l’on retrouve en magasin ou en e-commerce ».

Autre problème : en France, ce sont les douanes qui examinent les cargaisons de CBD mises sur le marché. Mais leur radar se limite au taux de THC. Si le 0,3 % légal est respecté, les douanes ne procèdent pas à une recherche de molécules synthétiques. Ce n’est donc pas parce qu’un lot a été restitué qu’il est propre. Il peut très bien contenir du Pinaca ou d’autres molécules indésirables. Certains commerçants, une fois alertés, préfèrent jouer la sécurité et détruisent la marchandise. En effet, Paul Maclean se permet de rappeler que « si une molécule est classée comme stupéfiant, tout revendeur qui la propose peut être poursuivi pour trafic de stupéfiants » et Soïc Gay-Pereira d’ajouter que chaque professionnel est invité à se rapprocher du Syndicat professionnel du chanvre (SPC), lequel détient « une liste de partenaires et de laboratoires agréés parfaitement capables d’analyser chacun de leurs lots et de détecter ces synthétiques ». Mais d’autres, à bout de souffle, ferment les yeux. Ce Syndicat professionnel du chanvre observe cependant un durcissement des contrôles de terrain concernant les molécules interdites…
« Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de réglementation pour interdire ces molécules qu’elles sont légales ! Elles ne sont pas approuvées par les autorités de sécurité sanitaire et restent dans le flou. » Soïc Gay-Pereira, président du SPC
En attendant la grande réforme, certains consommateurs tentent de se protéger comme ils le peuvent. Des tests individuels comme ceux de EZTest ou de NarcoCheck permettent de détecter certains cannabinoïdes de synthèse (Spice, K2), mais restent chers et limités puisque de nouvelles molécules apparaissent chaque mois et que « pour détecter une substance, encore faut-il savoir ce que l’on cherche ». C’est ce que rappelle Paul Maclean, pour qui la responsabilité devrait être endossée par les pouvoirs publics et non pas par les professionnels et les particuliers : « On ne peut pas se contenter de colmater les brèches. Il faut construire un cadre cohérent. »
On peut aussi choisir sa boutique avec attention… À Marseille, Widad tient une boutique de CBD, rue Thiers, où elle ne vend que du naturel. Elle connaît ses fournisseurs, et ses fleurs sont choisies pour leurs vertus apaisantes : « Du CBD pour dormir ou calmer les douleurs », dit-elle simplement. Elle n’ignore pas que d’autres magasins écoulent des produits boostés aux cannabinoïdes de synthèse, sans la moindre indication sur l’emballage. Pourquoi ? « Pour faire plus de marge, sûrement », avance-t-elle. Bref, si votre joint de CBD vous envoie sur orbite, c’est sans doute qu’il a reçu un petit coup de pouce… pas très naturel.
Circuit court, circuit sain: préférez la beue blanc rouge
Sur les étals des CBD shops hexagonaux, les fleurs suisses règnent en maîtresses. Sauf que le pays alpin autorise un taux de THC allant jusqu’à 1 %, soit plus du triple du seuil légal en vigueur dans l’Union européenne. Résultat : pour rendre ces fleurs « conformes » à la législation française (0,3 %), elles sont souvent rabaissées à coups de butane, altérant de facto leur qualité et leur innocuité. Bref, pour éviter la chimie, une autre solution serait de consommer du CBD local, donc français. Paul Maclean, le patron de l’UPCBD, veut croire à l’émergence d’un « terroir » français débarrassé de la chimie : « La transparence, la confiance et la proximité sont les meilleurs gages de qualité. » Le plus sûr reste donc de se tourner vers des commerçants spécialisés connaissant les producteurs et privilégiant les circuits courts !
* Tous les prénoms ont été modifiés.

