Il y a 80 ans jour pour jour, Bob Marley arrivait sur terre. Pour célébrer la naissance du reggae king, ZEWEED revient sur la rencontre de Cyrille Putmann avec Marley, avec qui l’écrivain aura joué au football à Paris avant d’être invité à sa table en Jamaïque.
(cet article a été publié dans le ZEWEED magazine sorti en kiosque le 14 février 2024)
Rencontre de foot
Acte 1. Ce jour dont je ne me souviens s’il pleuvait, j’étais encore punk à fond, le cerveau plein de Fringanor, un illustre coupe faim disparu depuis. Au printemps 1977, j’habitais déjà chez Alain Pacadis rue de Charonne. Sa chambre de bonne incarnait un cube post moderne recouvert de vinyles assortis aux vieilles tentures grenat du lieu. Un miroir brisé et une couche de poussière réglaient la question des fantasmes et surtout de l’hygiène quotidienne.
Chaque fin de journée nous passions chez Rock Hair, rue de la Grande Truanderie, question de suivre les délires capillaires de Rocky, le seul coiffeur au monde connu pour son cheveu sur la langue ! Il avait embrayé bille en tête sur le mouvement punk et sévissait dans le quartier des Halles, avant que ce dernier ne soit défiguré. Bye, bye Baltard.
La nuit bien tombée, on fonçait dans un vieil hôtel miteux des années 1950, à Répu’, qui était notre point de chute. Après de longues tractations avec le service d’ordre de l’hôtel, on rejoignait la chambre des Slits, un groupe punk londonien 100% féminin dont le son ‘déménageait’. Nous les suivîmes au Gibus où l’on prit une part active à leur concert. En pleine action, dans un pogo endiablé vers une heure trente du mat’, Philippe Manœuvre me proposa de participer à un match de foot sans aucun détail sur le projet. Le côté provocateur de sa proposition hors contexte me fit flipper, mais j’acceptai. Une semaine plus tard, le jour J à l’heure H, on se retrouva au pied du Hilton, à coté des quais de la Seine
Bob Marley et les Wailers contre une équipe de journalistes parisiens
Une semaine plus tard, je retrouvais Pacadis à 200 mètres de la tour Eiffel, sur un terrain de football (qui existe toujours NDLR) niché entre l’hotel Hilton (devenu hôtel Pulmann) et les quais de Seine. À ma stupeur, notre rocker national avait organisé une partie inouïe : une équipe de copains et de journalistes français, presque tous issus de Rock & Folk, notre bible de l’époque, contre…..Bob Marley, the Wailers and friends! Les rastas, en plus de leur goût prononcé pour la ganja, avaient toujours été passionnés par ce sport collectif, vieux reste d’A.D.N. colonial britannique.
Mon vis-à-vis sur le terrain était Carlton Barrett, le batteur des Wailers, l’ami de toujours de Bob et l’élément incontournable du groupe depuis 1969. Il jouait au foot depuis vingt ans et en avait vingt-sept. Je n’ai jamais réussi à lui piquer le ballon. Pas une fois. Aston, son frère le bassiste, nous fît aussi souffrir par la dextérité de ses pieds magiques. Bob était le plus petit de la bande par la taille mais il était loin d’être le plus adroit. Maradona à peine né n’aurait rien fait de mieux. Je n’aurais pas mieux joué si j’avais porté le mythique pantalon à sangles contraignant la marche imaginé par Vivian Westwood !
Thé à la ganja pour les jamaïcains, Kronenbourg pour les français
Les rastafaris étaient si élégants dans leur pratique malgré des yeux rouges de fumeurs d’herbe. On aurait dit des danseurs évoluant au ralenti, habités d’une vraie grâce et d’une adresse divine. Il s’agissait plus d’une messe que d’un évènement sportif.
À la mi-temps, un énorme thermos de thé, contenant au moins dix litres du précieux breuvage, avait été apporté sur notre drôle de terrain par un proche de Bob, son intendant particulier. Pendant ce temps, les Français étaient allés chercher des bières au petit supermarché de la rue Delambre afin de noyer la défaite écrite d’avance.
Le repos du guerrier avait été fixé à quinze minutes par notre arbitre improvisé, l’un des roadies de la tournée.
La seconde moitié du match fut rythmée par des chants et des rires ! Nous perdîmes huit à zéro, ce qui n’étonna personne dans notre ‘équipe’. Une ambiance de rêve dépourvue de tout enjeu sportif ! Après deux heures d’un match d’un niveau technique improbable côté blancs-becs – eu égard à notre inexistante expérience, un calumet de la paix modèle XXL clôtura cette séquence. Aussi insolite qu’inoubliable pour moi.
Acte 2. 1979. Ami de la première heure avec Paul Simonon, bassiste des Clash, groupe très sensible au reggae, celui-ci m’embarqua littéralement dans sa valise, direction Kingston. Back to Bob. Depuis deux ans, suite à une tentative d’assassinat dans sa maison soclée à Hope Road à Kingston, Bob Marley vivait à Nassau mais revenait régulièrement sur sa terre natale. Nous habitions tous dans une maison louée par Dieu sait qui, proche du Spanish Dream Hôtel, à quelques encablures du futur musée Marley. Bob fumait des joints roulés dans des feuilles de papier journal, l’apparence était plus proche du cornet de frite que d’un joint occidental ! Il dansait en parlant, chantait en marchant et tenait des propos bienveillants sur les autres quand il ne parlait pas de l’amour qu’il portait au Créateur de notre bas monde.
Chris Blackwell, le blanc fondateur d’Island Records, naviguait comme un poisson dans l’eau, partageant ses sentiments avec tout le monde. Rastaman vibration. Rita la reine, assise autour d’une table bancale, était entourée de ses enfants : Ziggy avait dix ans, Rohan et Stephen en avaient cinq ou six et Julian parlait depuis peu. Des bébés ! Je ne croyais pas ce que je vivais. Un trip ‘sec’ de L.S.D. en direct. Au-delà des spliffs je planais à trois mille. Je n’avais jamais ressenti une telle harmonie, un tel bonheur rythmé par l’amour qu’il portait à Jah, leur Dieu. Nous étions trente ou quarante en permanence. Le cuisinier préparait pour le déjeuner du Jerk chicken, des fritures de bananes et l’incontournable brochettes de crevettes exquises. Joe Strummer parlait instrument et cordes avec Junior Marvin, le guitariste de Bob depuis 1973.
Le temps s’était comme arrêté. L’image d’une ruche me vint à l’esprit, chacun honorait sa mission dans un détachement absolu, les rouages humains étaient huilés, zéro choc zéro tension. Ce monde était réglé comme une partition. La guerre serait un mot dépourvu de sens, inconnu au bataillon. Cette société n’existe plus. J’éprouve une nostalgie illimité pour cette vie-là, désormais disparue…