À l’occasion de la sortie de son album 75010, Philippe Cohen Solal, le cofondateur du célèbre Gotan Project, revient pour ZEWEED sur la pluralité de ses vies, son expérience de mort imminente, la résurrection du Club des hachichins, la production de Paradis artificiel(s), les vertes plantes qui peuplent son paradis ici-bas, ainsi que la playlist qu’il emporterait dans l’au-delà.
ZEWEED : Avant le Paradis, il y a la vie, et il semblerait que vous êtes la preuve vivante qu’il soit possible d’en avoir plusieurs ?
Philippe Cohen Solal : Oui, c’est vrai ! J’ai parfois l’impression d’avoir eu plusieurs vies ; professionnelles d’abord, puisque j’ai fait différents métiers. J’ai commencé par la radio, ensuite j’ai été directeur artistique d’une maison de disques, avant de travailler en tant que Music Supervisor pour le cinéma. Parallèlement à tout ça, je faisais ma musique. Même si c’était pour gagner ma vie, ces métiers m’ont permis de chercher mon langage musical. À vingt-cinq ans, j’ai interviewé Serge Gainsbourg qui m’avait dit que, si on voulait être chanteur ou musicien, il fallait dix années avant que ça marche. C’est ce que ça m’a pris. J’ai commencé à faire de la musique électronique à la fin des années 1980 et j’ai trouvé mon langage musical une décennie plus tard
ZW : Ça, ce sont vos vies professionnelles…
C. S. : C’est vrai ! J’ai connu plusieurs événements dans ma vie, à différents âges d’ailleurs, lors desquels j’ai été très proche de la mort. Ces événements me donnent parfois l’impression d’avoir eu plusieurs vies ou d’avoir vécu plusieurs chapitres. Mais c’est le dernier en date qui a véritablement décuplé mon énergie. Le 26 décembre 2017, l’année où j’ai sorti l’album Paradis artificiel(s), je suis tombé d’un ponton dans la mer du Nord, en Suède. Je suis resté dans de l’eau à deux degrés pendant cinquante minutes. J’ai eu une hypothermie très sévère et j’ai été sauvé par chance, et par hasard d’ailleurs. Là-bas, j’étais dans l’image du tunnel avec, au bout, sa lumière blanche et ses halos bleus. J’ai vécu une expérience de mort imminente. Ces expériences sont de différentes natures. Certains peuvent se voir au-dessus de leur corps ou autre, mais pour moi, c’était la lumière blanche. Depuis cet événement, je n’ai plus aucune peur d’entreprendre ou d’essayer des choses. J’ai l’impression que rien, outre ma propre volonté ou mon propre jugement, ne peut m’arrêter.
« J’ai vécu une expérience de mort imminente. »
ZW : Avez-vous tiré une sorte de conviction spirituelle de cet événement ?
C. S. : Non, aucune ! Je ne crois pas en Dieu, de toute façon. Je suis plus proche philosophiquement de la vision bouddhiste des choses, voulant que tout se transforme et que rien ne meurt vraiment. Ma seule conviction est qu’il faut vivre pleinement la vie que nous avons ici et maintenant.
ZW : Cette expérience a coïncidé avec la sortie de votre album Paradis artificiel(s), en 2018.
C. S. : Ce projet est parti d’une carte blanche offerte par le Paris Music Festival, qui propose à des artistes d’investir des lieux atypiques pour y jouer des représentations live. En l’occurrence, le directeur de l’époque m’avait proposé l’hôtel de Lauzun, situé sur l’île Saint-Louis. C’est dans ce sublime espace que le docteur Jacques Joseph Moreau de Tours, accompagné de Théophile Gautier et d’autres, créa le célèbre Club des hachichins où l’on se rassemblait autour d’un café et d’une confiture de haschisch, lors de soirées que les membres appelaient Fantasias. Ces soirées accueillaient l’intelligentsia de l’époque. On pouvait y croiser Balzac, Baudelaire, Delacroix, ou encore Flaubert. En réinvestissant ce lieu, on a voulu faire revivre l’esprit du Club. Durant quatre jours, avec des artistes tels que, Pierre Barouh Christophe Chassol, Olaf Hund, Marie Modiano ou encore Peter von Poehl, nous avons fait revivre l’esprit du Club en faisant des performances liant la musique à des textes littéraires. Évidemment, j’ai pris la carte blanche au pied de la lettre. J’ai repris la recette de la confiture livrée par Théophile Gaultier et j’ai fait une vingtaine de petits pots que j’ai servie aux artistes qui le voulaient bien.
ZW : Et que vaut cette confiture ?
C. S. : J’en ai pris une fois sur scène ; ce qui n’était pas une très bonne idée car cette confiture est en réalité une sorte de pâte d’amande au miel et à la cannelle, et dont les effets m’ont quasiment bloqué la gorge. Pas idéal pour chanter… Mais, de façon générale, je crois que cela a participé à la magie de l’événement. J’ai rarement vu, à Paris, le bouche-à-oreille fonctionner comme il a fonctionné pour cet événement. Au quatrième jour, près du double de la capacité du lieu était atteint. C’était une expérience vraiment super qui a donné lieu à la production de Paradis artificiel(s), un album studio accompagné de mes compères de festival.
« Je pense qu’il faudrait s’en tenir à l’esprit du club initial et proposer du haschisch. »
ZW : Si vous pouviez créer votre propre club, quels artifices y mettriez-vous pour qu’il ressemble le plus possible au Paradis ?
C. S. : Je pense que je ferais quelque chose d’assez proche du Club des hachichins. Je ferais des soirées, des fêtes qui seraient musicales, qui seraient des rencontres d’artistes où la littérature, la poésie ou la vidéo tiendraient une place importante. Et puis je pense qu’il faudrait s’en tenir à l’esprit du club initial et proposer du haschisch. Ce serait vraiment cool de pouvoir refaire ça, de rouvrir les portes de ce club, ne serait-ce qu’une fois par mois.
ZW : Vôtre paradis serait malheureusement illégal…
C. S. : Et pourtant, c’est très implanté dans la société. Je trouve que c’est important d’en parler. Il y a plein de gens qui vivent depuis longtemps avec ; ça ne les empêche pas pour autant d’avoir une famille, un boulot et de payer leurs impôts. Après, nous n’avons pas tous le même rapport à l’addiction. Me concernant, j’ai eu la chance de n’avoir jamais été addict à quoi que ce soit, à part la musique. J’ai essayé plein de drogues, mais aucune n’a pu me faire sacrifier ma vie pour elle. Ça, c’est impossible ! De façon plus générale, ce rapport à la prohibition me rappelle le début des années 1990, lorsque j’allais voir les maisons de disques pour présenter ma musique. Les mecs me disaient que la musique électro ne marcherait jamais en France. Moi, je répondais que si ça marchait en Italie, en Espagne, partout en Allemagne et aux États-Unis, y’avait aucune raison que ça ne fonctionne pas ici. Mais, pour eux, la musique électro, c’était comme le nuage de Tchernobyl : un truc qui passerait pas les frontières… Je pense qu’un jour, la France devra accepter de légaliser le cannabis pour sortir de ce truc mafieux, de cette corruption et de cette hypocrisie, comme d’autres l’ont fait avant elle.
ZW : Une playlist à emporter là-haut ?
C. S. : oui, et sans ordre de préférence:
– Moss Garden (2017 Remaster) – David Bowie
– Full Moon – Eden Ahbez
– Eden’s Island – Eden Ahbez
– Summer’s Cauldron (Remasterd 2001) – XTC
– Paradis – Alain Chamfort