Auteurs précurseurs et fondateurs de Mama Éditions, Tigrane Hadengue et Michka Seeliger-Chatelain ont été parmi les premiers en France à donner leurs lettres de noblesse au chanvre et au cannabis. Aujourd’hui, ils poursuivent leur œuvre novatrice, sans jamais perdre de vue la mission qui leur tient à cœur : éveiller les consciences et faire du bien.
ZEWEED : Mama Éditions fêtera bientôt son vingt-quatrième anniversaire. Qu’est-ce qui vous a conduits à vous lancer dans une aventure aussi audacieuse ?Tigrane : Cela a avant tout été une rencontre avec Michka, que j’ai connue très jeune parce qu’elle était une amie de ma mère et de mon beau-père. J’avais une vingtaine d’années quand elle m’a proposé de travailler pour elle comme attaché de presse dans une maison d’éditions suisse, où elle a publié plusieurs ouvrages de référence, notamment Le Cannabis est-il une drogue, sous-titré : Petite histoire du chanvre, et Le Chanvre, renaissance du cannabis qui, manière de joindre le fond à la forme, a été imprimé sur du papier de chanvre. Ce livre-là a fait date en ce qu’il traitait en particulier du chanvre textile agricole dont on parle tant aujourd’hui, presque trente ans après. Puis, chez ce même éditeur, nous avons conçu ensemble une anthologie du cannabis : une somme de mille pages qui rassemble des textes de plus d’une centaine d’auteurs, allant d’Hérodote à des scientifiques et prix Nobel contemporains. C’est désormais un ouvrage de référence ; certains le qualifient même de Lagarde et Michard du cannabis !
C’est à la suite de ce travail en commun que nous avons eu envie de mener à bien nos propres projets éditoriaux, selon une démarche artisanale à contre-courant de l’industrialisation du monde l’édition.
ZW : A-t-il été difficile de publier des livres sur le chanvre et le cannabis dans une société française encore très réticente vis-à-vis de ces sujets ?
Tigrane : C’est vrai que, pendant longtemps, notre démarche a été perçue de manière abusivement polémique. Pourtant, nous avons toujours fait un travail extrêmement soigné, respectueux des cadres légaux. Tous nos livres sont précédés d’avertissements de médecins, de psychiatres, et visés par des avocats. À la différence d’autres éditeurs, nous n’avons jamais donné dans la provocation. Par ailleurs, nous tenons à mettre en avant des avis opposés mais complémentaires, à dépasser les jugements réducteurs, à refuser tout manichéisme. Ces sujets sont bien plus complexes que ça, à l’image du cannabis, qui peut aller d’un chanvre non psychoactif à un cannabis qui l’est beaucoup.
“À la différence d’autres éditeurs, nous n’avons jamais donné dans la provocation” Tigrane
Michka : Je me souviens qu’en 2001, nous avons tenu un stand au Salon de l’agriculture, à Paris, afin de promouvoir la première édition d’un de nos ouvrages intitulé Pourquoi et comment cultiver du chanvre. Ce livre, déposé au ministère de l’Intérieur et parfaitement respectueux de la loi, était présenté entouré de plants de chanvre certifié « agriculture biologique » par le ministère de l’Agriculture. Or, il se trouve que des policiers en service sont passés par là. Ils ont considéré que nous incitions à la consommation de stupéfiants et que nos plants de chanvre étaient comparables à ceux que l’on trouverait dans une arrière-boutique d’Amsterdam. Du coup, j’ai été emmenée manu militari au quai des Orfèvres, tandis que nos stocks de livres et plants de chanvre étaient confisqués… Le bon côté de cette histoire, c’est que les policiers sont arrivés au même moment qu’un groupe de journalistes qui visitaient le salon. Cette coïncidence nous a fait une publicité inespérée. Le lendemain, on s’est retrouvé dans différents journaux télévisés dénonçant l’erreur de ces policiers. Je me souviens d’une journaliste télé relatant avec ironie cet incident en disant : « Chez Mama Éditions, la maréchaussée a eu des hallucinations ! »
“Ça bouge beaucoup aux États-Unis, alors que cette nation a peut-être été celle qui est allée le plus loin dans la répression. Cela leur a sans doute donné le loisir de se rendre compte, avant les autres, que c’était une fausse piste” Michka
ZW : Avez-vous le sentiment que les mentalités changent en France ?
Michka : La France demeure très méfiante vis-à-vis du cannabis en général. Toutefois, les mentalités évoluent, même si cela se fait un peu trop lentement. De nombreux pays autour de nous sont en train de légaliser le chanvre thérapeutique, mais la suspicion par rapport au THC demeure. Le chanvre, c’est le cousin honnête du cannabis qui continue à être perçu comme malhonnête. Cela dit, ça bouge beaucoup aux États-Unis, alors que cette nation a peut-être été celle qui est allée le plus loin dans la répression. Cela leur a sans doute donné le loisir de se rendre compte, avant les autres, que c’était une fausse piste. En tout cas, ceux qui là-bas ont été jetés en prison il n’y a pas si longtemps, doivent tomber des nues en voyant que leurs concitoyens d’aujourd’hui vendent du cannabis légalement et par dizaines de kilos en payant leurs impôts
ZW : Si vous deviez défendre les vertus du cannabis, quel serait votre argument principal ?
Tigrane : Le cannabis est un remède scientifiquement incontesté. Dans le domaine ophtalmologique, par exemple, on sait qu’il soigne le glaucome en faisant baisser la pression oculaire, qu’il soulage les personnes atteintes de sclérose en plaques. Il peut également s’appliquer dans le traitement des cancers en ce qu’il est un antiémétique de premier ordre. De fait, il a été cliniquement démontré que le THC prévient les nausées, les vomissements et la perte d’appétit causés par la chimiothérapie. L’ennui, c’est qu’en France, comme le cannabis est classé dans les tableaux recensant tout ce que l’on appelle les drogues dures, on se prive trop souvent d’informer sur ses possibles vertus thérapeutiques, par peur d’inciter à la consommation de stupéfiants. Ça pince le cœur qu’au pays des Lumières, on en soit arrivé à un stade où des personnes qui ont simplement besoin d’un médicament naturel, sans effets secondaires, ne puissent pas avoir accès à leur remède.
“Plusieurs de nos ouvrages, certains coûteux à produire en termes d’iconographie et de traduction, sont devenus des références et que les aides et les subventions que nous avons sollicitées ne nous ont jamais été accordées” Tigrane
ZW : Tout au long de votre travail dans le cadre de Mama Éditions, avez-vous été soutenus ?
Tigrane : Non, nous n’avons pas vraiment été soutenus. On a plutôt eu le sentiment d’être blacklistés. Et le fait que nos publications sur le chanvre et le cannabis ne représentent aujourd’hui qu’une minorité, n’a pas changé la donne. La vérité, c’est que plusieurs de nos ouvrages, certains coûteux à produire en termes d’iconographie et de traduction, sont devenus des références et que les aides et les subventions que nous avons sollicitées ne nous ont jamais été accordées. C’est là un point de vue économique mais qui semble répondre à votre question, s’agissant du soutien dont nous aurions pu bénéficier. On peut dire que, d’un point de vue institutionnel, ce n’est pas nous qui étions marginaux ; c’est plutôt les autres qui nous ont marginalisés. Ce qui ne nous a pas empêchés de rencontrer notre public, nos libraires, nos bibliothécaires, et de voir que, petit à petit, un certain nombre de médias ou de cercles institutionnels qui, il y a vingt ans, nous disaient : « Vous êtes gentils, mais ce n’est pas la Californie ici ; on est en France, alors arrêtez de nous envoyer vos dossiers de presse. On ne parlera jamais de Mama Éditions ! », nous demandent aujourd’hui des exclusivités, des interviews. Ils semblent avoir réalisé que nous avons été des pionniers, des précurseurs, sur des sujets devenus des phénomènes de société, comme le chanvre, le cannabis médical, le CBD, mais aussi les nouvelles spiritualités, le chamanisme, le jardinage biodynamique en milieu urbain…
ZW : À ce sujet, comment expliquez-vous ce retour en grâce, cet engouement pour des sujets longtemps dédaignés ?
Michka : Il y a beaucoup de choses qui se passent en même temps, dans la société. Nous vivons une époque où les pires horreurs peuvent se produire mais, d’un autre côté, il y a un segment de cette société qui vit une sorte d’élévation du niveau de conscience, une recherche spirituelle. L’important, c’est de choisir sur quoi tu te focalises ; c’est ça qui fait que tu feras partie de ce monde-ci ou de ce monde-là. Pour moi, c’est d’abord un choix et une démarche individuelle.
Tigrane : Il y a aussi le fait qu’après avoir été à ce point déconnecté de la nature au sens large, c’est-à-dire du règne animal, végétal, minéral, on commence à se rendre compte du prix à payer ; on prend conscience des effets secondaires de cette déconnexion, en termes de dépression, de déséquilibre énergétique, de sentiment de ne plus savoir quel est le sens de sa vie, le pourquoi de son travail. Ces conséquences sont beaucoup plus néfastes qu’on ne l’imaginait. C’est un signal d’alarme qui nous enseigne que nous avons besoin de choses simples qui nous font du bien. Cette reconnexion avec la nature, c’est quelque chose de fondamental, d’existentiel, parfois même de vital. On peut se faire tellement de bien très facilement, tout simplement en retournant vers les éléments.
ZW : Parallèlement à vos métiers d’auteurs et d’éditeurs, vous avez également créé, en 2001, le musée du Fumeur, à Paris. Pouvez-vous nous parler de cette initiative ?
Tigrane : Michka et moi avons tous les deux un esprit curieux et ouvert. Au-delà de notre intérêt pour le chanvre et le cannabis, nous avons éprouvé un immense plaisir à explorer l’univers du tabac. Pas le tabac de la cigarette, qui est artificiellement desséché et bourré de centaines d’additifs particulièrement nocifs ; mais plutôt le vrai tabac, dirais-je : celui des peuples premiers, le tabac cérémoniel, chamanique, ou le tabac brun de nos campagnes françaises. Nous avons découvert qu’à l’opposé de la cigarette, il y avait eu jadis, en Occident, un usage du tabac qui n’était pas synonyme de fléau, en termes de santé publique, mais, au contraire, synonyme de dégustation, d’art de vivre. Le monde du cigare ou de la pipe de tabac brun faisait écho à des traditions qui remontaient au calumet de la paix, aux cigares des Lacandons (une ethnie vivant en Amérique centrale), qui sont gigantesques par rapport à nos cigares et qui n’empêchent pas ce peuple de compter un nombre important de centenaires. C’est donc là un tout autre usage, aux antipodes de l’aspect compulsif de la cigarette. Avec elle, on n’arrive jamais à satiété parce qu’elle est calibrée pour nous rendre dépendant. Chez ces peuples premiers, le tabac offre au contraire une expérience de satiété, de contentement qui fait qu’une fois qu’on l’a consommé, on ne se demande pas quand est le prochain. Il procure une plénitude, une complétude, une satisfaction qui n’en demande pas plus. Et puis, nous avons découvert les trésors de richesses culturelles et littéraires associées à l’acte de fumer, dans son acception la plus noble. C’est cela que nous avons voulu partager avec public…
ZW : Vous qui avez été des précurseurs dans beaucoup de domaines, comment voyez-vous l’avenir ? Êtes-vous plutôt optimistes ou pessimistes ?
Tigrane : Fondamentalement optimiste. Par nature, et je dirais même par devoir.
Michka : Oui, c’est vraiment un devoir d’être optimiste. Nous n’avons plus le temps, aujourd’hui, de perdre de l’énergie en alimentant ce qu’on ne veut pas. Il faut au contraire placer son regard, toute son intention, sa direction, vers ce qu’on veut voir se manifester dans la réalité.
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