Si Bernard Kouchner n’a jamais déclaré avoir fumé de cannabis, ça ne l’aura pas empêché d’avoir plus œuvré pour sa légalisation que Yannick Noah, Joey Starr et Doc. Gynéco réunis. De « l’Appel du 18 joint 1976 » à la très récente tribune « Légalisez-la » parue dans l’Obs, le médecin qui a servi sous sept gouvernements de droite comme de gauche n’aura jamais changé de discours. Portrait d’un activiste sans frontières politiques
Le 18 juin 1976, Libération publiait dans ses colonnes le premier et plus célèbre des manifestes procannabis de l’hexagone. Intitulé non sans humour « Appel du 18 joint » (en clin d’œil à l’appel à la résistance du général de Gaulle diffusé sur les ondes de la BBC le 18 juin 1940), le texte débutait ainsi : “Cigarette, pastis, aspirine, café, gros rouge et calmants font partie de notre vie quotidienne. En revanche, un simple joint de cannabis peut vous conduire en prison ou chez un psychiatre ».
Le propos du pamphlet collectif était d’interpeller le gouvernement Chirac et le président Valéry Giscard d’Estain à « une dépénalisation totale du cannabis, de son usage, de sa possession, sa culture (autoproduction) ou son introduction sur le territoire français en quantité de consommation courante ». Si la tribune ne se voulait pas incitation à la consommation, elle appelait en revanche à une autre politique que celle menée depuis la promulgation de la loi du 25 septembre 1970 sur les stupéfiants. Une loi qui met consommateurs d’héroïne, cocaïne et ganja dans le même panier. Les 176 signataires demandaient alors à l’exécutif d’adopter une législation semblable à celle des Pays-Bas.
Parmi les frondeurs signataires, Gilles Deleuze, André Glucksmann, Edgar Morin, Bertrand Tavernier, Isabelle Hupert… et un certain Bernard Kouchner. Lors de la parution de l’appel, Kouchner est connu pour ses régulières collaborations dans les pages de l’irremplaçable magazine Actuel, dirigé par le tout aussi irremplaçable J.F. Bizot (qui lui aussi sera cosignataire de l’appel du 18 joint), et est surtout connu pour son « tapage médiatique » pour reprendre l’expression du médecin. Un tapage médiatique entamé en septembre 1968, et qui restera son cheval de bataille comme son péché mignon.
Le médecin et les médias
En 1968 éclate la guerre du Biafra (une guerre civile au Nigeria). Le gastro étheirologue, dont l’expérience dans le domaine humanitaire est quasi nulle, signera, quelques jours après un diner avec Marek Halter, un contrat de médecin bénévole avec la croix rouge. Deux semaines plus tard, il part pour l’Éthiopie.
En novembre de la même année, deux mois après être arrivé, face à la brutalité des forces nigériennes (deux de ses confrères décéderont sous ses yeux ), Kouchner constate un conflit qui tourne en crise humanitaire. Il sortira alors de sa réserve et appellera les journalistes à venir témoigner du génocide qui se déroule dans une totale indifférence. « Nous voulûmes le faire savoir afin que l’opinion publique protégeât nos blessés mieux que notre faible présence ne pouvait y parvenir. Nous inventâmes ainsi la loi du tapage médiatique à laquelle la Croix-Rouge était hostile », se rappelle le médecin-bénévole le plus célèbre de cette crise.
Kouchner comprend que la presse peut être plus efficace que trois avions-cargos remplis d’antibiotiques et de denrées. Passé par cette épreuve du feu, le co-fondateur de médecin du monde retiendra la leçon. S’en suivront la Jordanie, le Kurdistan, le Liban, autant de fronts où l’on verra Kouchner défendre les victimes de ces conflits, sac de riz sur l’épaule, souvent face aux caméras. Quitte à être raillé par des donneurs de leçons qui n’en ont jamais reçu de la part de cette vie pour laquelle Kouchner se bat. De 1968 à Sarajevo en 1992, le médecin se moque des moqueries, son but est autant de sauver les hommes que d’éveiller les consciences. Et si le message a plus de portée dans un tube cathodique que dans l’hémicycle, ainsi soit-il. La faim justifie les moyens.
Kouchner superstar, Kouchner avocat du vert.
Si la médiatisation des interventions du mari de Christine Ockrent a agacé plus d’un politique, l’effet a été l’inverse sur l’opinion publique. Entre 1998 et 2018, le ministre de la Santé est régulièrement cité comme la personnalité favorite des Français. Aux côtés de Yannick Noah. Une position idéale pour continuer à mener un autre combat qui lui tient à cœur, celui de la légalisation du cannabis.Déjà connu pour ses tribunes dans Actuel durant les années 70 et le fameux appel du 18 joint 1976 le médecin ne reniera pas un instant les convictions de sa verte jeunesse. En 1998, alors qu’il est secrétaire d’État à la santé sous Jospin/Chirac, il commande un rapport sur l’usage de stupéfiants en France. Ce sera le rapport Roques.
Les conclusions de Kouchner sont claires : il est impératif de dissocier les différentes drogues et d’apporter une réponse adaptée à chaque produit. Un sacré pied de nez à la rigide législation sur les stupéfiants de 1970. Concernant le cannabis, Kouchner recommande sa dépénalisation comme la nécessité d’une approche thérapeutique. En 2001, il enfonce un peu plus le clou, arguant que l’alcool et le tabac font entre 50 et 60 000 morts « directs », contre zéro pour le cannabis.« Il y a un racisme des drogues » lâche-t-il « nous tolérons celles que nous fabriquons ».C’est dit.
Un an plus tard, alors qu’il est désormais ministre délégué à la santé sous Jospin/Chirac, Kouchner appuie son propos :“En France, je le répète, les dégâts causés par le tabac et l’alcool sont bien plus importants que ceux causés par d’autres substances. Je pense en l’occurrence au cannabis“.“Ce qui a été considéré comme le plus accoutumant, c’est l’alcool, le tabac et l’héroïne », « et, dans une toute petite mesure, le cannabis, mais bien bien loin après“.“Il semble que la consommation de cannabis parmi les jeunes de 17 à 19 ans ait augmenté et que plus de la moitié des jeunes ait déjà fumé du cannabis“, expliquera le ministre. “Il faut reconsidérer la chose. Il faut responsabiliser les gens, leur fournir toute l’information et ne pas interdire seulement“.
Bernard Kouchner, à ce moment-là, ne se prononcera toutefois pas pour la dépénalisation du cannabis. « Certainement pas », déclare-t-il. « L’opinion n’est pas prête pour cela ». Selon lui, “c’était déjà une merveille de faire accepter, dans un pays qui boit et fume beaucoup, que l’alcool et le vin soient considérés comme des toxiques qui créent une accoutumance ». À bon entendeur…
Chez Bourdin (BFM TV), en Avril 2015 , le ministre des Affaires Etrangères et Européennes des gouvernements Fillon I et II va plus loin : «On imagine que la répression marche. Ca ne marche pas ! (…) Il faut légaliser !»
Même son de cloche trois ans plus tard sur Public Sénat en juillet 2018, où le député européen estimera que « nous nous trompons (…) il faut modifier cette loi de 1970 ! Regardez ce qui se passe ailleurs »,
Une cohérence de propos qui le mèneront tout naturellement à cosigner la tribune de l’Obs daté du 20 juin 2019 « Légalisez-la ». Cette fois, au coté de 70 personnalités dont des députés LREM, EELV, d’anciens ministres, un syndicat de police et tout ce que le corps médical compte comme ponte en la matière verte, il exige une légalisation totale du cannabis. Celui qui fit depuis quarante-quatre ans, tout sermons hypocrites sur la question cannabique, n’a peut-être pas encore gagné cette bataille. Il a en tous cas gagné sa place dans notre très respectable ordre des stoners du mois.
Alexis