Crédits : Alexandre Isard

Chilly Gonzales : l’interview ganja-pantoufles

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Maestro troll en peignoir, le franco-canadien Chilly Gonzales jongle entre génie provoc’, entertainer d’avant-garde et pianiste sérieux avec une désarmante aisance. Olivier Cachin l’a rencontré pour parler de sa weed sacrée, des rappeurs, des vrais musiciens’ et son dernier album Gonzo.

Il est canadien, mais la France l’a adopté. Entertainer « déglingo », Jason Beck, le « gonzo » du piano, mieux connu sous le nom de Chilly Gonzales, s’est découvert une passion pour le rap français qui l’a mené à enregistrer, en 2023, l’album French Kiss avec, en featuring, Teki Latex et Bonnie Banane, mais aussi Arielle Dombasle et Richard Clayderman (vous avez bien lu). Une addition notable à une discographie foutraque, qui va de la relecture du classique techno minimal de Plastikman, Consumed, à une participation au dernier album de Daft Punk (deux titres sur Random Access Memories) en passant par quelques disques au piano solo et un album chic, Room 29 (2017), en duo avec Jarvis Cocker chez Deutsche Grammophon. Sur Gonzo, son dernier projet, il compare Kanye West à Richard Wagner (« Fuck Wagner ») et invite le rappeur de Detroit, Bruiser Wolf (« Open The Kimono »), sur des productions signées Renaud Letang. Bref, un homme de goût qui cause sans filtre. La preuve dans cette interview, en français dans le texte.

ZEWEED : Comment définir Chilly Gonzales ?
Chilly Gonzales  : C’est écrit sur mon bio Instagram : « Composing entertainer ». Composing, c’est mon côté bon élève, la quête de la maîtrise et, en même temps, entertainer, qui accepte de vivre dans un système capitaliste – qui marche de moins en moins d’ailleurs.

Avec la généralisation de l’électronique et des machines, on parle désormais de « vrais musiciens ». Il y en a des faux ?
Je crois que les rappeurs et les beatmakers sont vraiment les musiciens de notre époque ; c’est plutôt moi qui suis démodé dans mon choix d’instruments, mais ça ne change pas le fait que j’ai envie de vivre sur ce terrain de jeu. Je passe mon temps à collaborer avec des rappeurs de plusieurs générations. Les séances sont pleines de joie et de spontanéité, ça rejoint ma définition de ce que doit être la musique. J’ai l’impression que je plais énormément aux dieux de la Musique et de la Créativité en travaillant comme ça. Les rares fois où je me retrouve en studio avec un vieux chanteur de rock, je suis étonné par son côté rabat-joie, sérieux, prétentieux. S’il y en a qui veulent snober les rappeurs et les beatmakers en disant que ce ne sont pas des vrais musiciens, c’est plutôt l’inverse. Ma génération qui joue classique, jazz et pop, ce sont eux les « faux musiciens » de notre époque ; ils sont démodés dans plein de sens.

Dans « Gangstavour », sur ton album French Kiss, tu dis qu’Aznavour était presque sourd…
Ce sont des faits et, pour moi, c’est un morceau hommage. Je le vois comme un rappeur qui sort des punchlines ludiques et très liées à un caractère fort, à un certain ego démesuré et assumé : «Quand il est arrivé au studio la première fois / Il a dit : “Mais y’a pas d’ascenseur ici ? J’ai un ascenseur chez moi.” / Il chantait pour sa petite-fille si tendrement / Je n’oublierai jamais les paroles de son chant : “C’est que pour toi que grand-papa chante gratuitement”. » Ce qui me dérange, c’est l’hypocrisie, les gens qui veulent se montrer comme des faux généreux, modestes, gentils. Les artistes ont ces qualités, bien sûr, mais aussi des trucs qui sont moins flatteurs. Aznavour, au moins il était cash sur ses motivations. J’ai passé du temps avec lui ; je ne pense pas qu’il aurait renié le fait qu’on lui dise qu’il est radin ou compétiteur, qu’il veut dominer les autres chanteurs de sa génération. Et, en même temps, j’imagine qu’il n’était pas comme ça tout le temps. Les gens sont complexes. Être quasiment sourd et faire un album à quatre-vingts ans, ça veut dire qu’il a pris le dessus sur ses problèmes de surdité et qu’il a réussi à être un grand monsieur de la musique jusqu’à ses derniers jours ; moi, c’est respect total ! Quand je joue le morceau sur un plateau télé à « C à vous » à côté de quelqu’un comme Fabrice Luchini, c’est plutôt lui avec qui j’ai eu un clash, parce qu’il avait mal compris l’attitude. Il est connu dans le milieu comme quelqu’un de complexe qui aime beaucoup s’entendre parler. Je n’ai pas de problème avec ça, je suis comme ça aussi, mais lui n’assume pas ; il fait semblant d’être modeste et gentil, ce qu’il n’est pas.

« Les rares fois où je me retrouve en studio avec un vieux chanteur de rock, je suis étonné par son côté rabat-joie, sérieux, prétentieux »

En pantoufles et peignoir avec l’orchestre philharmonique, c’est de la provocation ou de l’entertainment?
C’est un peu tout, c’est un côté positif et chaleureux : vous êtes au Philharmonique de Paris, mais vous êtes aussi chez moi. Et ça n’est pas un peignoir comme dans un spa pour sortir de la piscine, c’est un truc de gentleman, quand même. Il y a un côté pratique aussi : je le mets et, tout de suite, ça fait de moi Chilly Gonzales sans que j’aie à faire beaucoup de maquillage ; c’est presque instantané. Ça me transforme.

Quand un artiste belge a du succès, il est souvent considéré comme français. Est-ce la même chose pour les artistes canadiens aux États-Unis ?

On a l’impression qu’au moment où certains Canadiens ont réussi à avoir du succès aux States, ils voulaient renier leur côté canadien, ils en parlaient très peu, ils se disaient que ça n’allait pas les aider. Drake a fait la stratégie inverse : il a fait d’une ville à l’image très fade, Toronto, une ville citée dans des couplets de rappeurs. Il a fait que Toronto s’est rajoutée à New York, Los Angeles, Miami, Atlanta, Houston et plein d’autres villes. Un artiste qui arrive à changer cette image, c’est un accomplissement. Moi, j’ai été adopté par les Français et les Allemands. Ça n’a pas autant marché en Angleterre, au Canada ou au Japon, même si j’y vais de temps en temps, mais c’est vraiment en France que je me sens très compris et que je rentre en relation avec mes auditeurs de manière profonde. Je me sens franco-allemand plus que canadien, finalement.

Au Canada, c’est OK pour le cannabis…
En Allemagne aussi ! La différence entre le Canada et l’Allemagne, c’est qu’au Canada, ils ont été assez malins pour rentrer dans le jeu financièrement et récupérer des vrais millions de dollars canadiens pour justifier ce truc auprès du public, et montrer qu’il y aurait des bénéfices au niveau de l’infrastructure policière et criminelle, mais aussi qu’il n’y aurait pas forcément un gros problème au niveau de la santé de la population. En Allemagne, ils n’ont que les arguments de salubrité publique. Ce qui est étonnant pour ceux qui sont de grands consommateurs de cannabis comme moi depuis très longtemps, c’est que ça ne change pas grand-chose finalement. En France, le CBD est légal mais je crois que le pire, c’est l’Angleterre : on peut vraiment aller en prison pour une journée si on a un peu de cannabis sur soi. Des pays comme le Canada ou l’Allemagne ouvrent la voie à d’autres, mais j’en veux aux Allemands de ne pas en profiter financièrement, parce que ça aurait pu faire un bon argument pour la France, par exemple, qui a des problèmes de déficit. Et puis certains partis politiques qui veulent attirer les jeunes, qui pour l’instant vont vers la droite et l’extrême droite, pourraient en profiter – on verra.

« C’est le seul vice que j’ai, je ne bois pas d’alcool et je ne fais pas les drogues dures, mais j’ai passé une grande partie de ma vie avec le cannabis »

Au Canada, c’est grâce au capitalisme que la légalisation a eu lieu.
Oui, d’ailleurs même le conservateur qui va sans doute remplacer Justin Trudeau bientôt a dit qu’il n’allait pas changer la loi.

On retrouve le sujet dans pas mal de vos textes : «J’allume un joint ou deux peut-être », « Je fume du cannabis, c’est mon somnifère », « Je ris comme Erik Satie fumant de la Sativa ».
 Dans mes albums en anglais aussi, toutes les deux ou trois chansons, il y a une référence à ça. C’est le seul vice que j’ai, je ne bois pas d’alcool et je ne fais pas les drogues dures, mais j’ai passé une grande partie de ma vie avec le cannabis. C’est la drogue, je crois, qui se prête le plus à faire de la musique, à l’exception des chanteurs qui ont parfois besoin d’alcool pour aller sur scène. Mais, pour tous les musiciens, techniciens, beatmakers et mixeurs, c’est quasiment un sacrement. Je fais aussi beaucoup de rimes sur ma façon vestimentaire, parce que parler de comment on s’habille, c’est une grande tradition dans le rap. Je parle de ma moustache : «C’est ton chouchou Chilly Gonzo, moustache de gigolo comme dans un film porno» ; c’est des rimes à trois syllabes – j’en fais beaucoup : « Il me reste des millions de joints à fumer, / Mon futur et mes mains sont assurés, / Amuseur assumé, ton public s’endort assommé. »

La weed, c’est pour la création ou la récréation ?
Il n’y a pas de différence pour moi. Quand je fais de la musique, je vais dans un état d’exubérance, même si je joue un morceau plutôt introspectif et mélancolique. Je prends l’exubérance dans ma mélancolie, dans chaque émotion que j’incarne. Et la weed enlève le filtre qui peut mettre certains doutes, ou une certaine intellectualisation, et ça me permet d’aller plus loin dans les idées de manière plus instinctive. Bon, après ça part en couille comme avec Luchini. No filter. Moi, j’ai toujours été comme ça, dès les années 2000, on m’appelait un troll avant que je sache ce qu’était un troll (il prononce « traule », NDLR et MDR). Avant les réseaux sociaux, je voulais provoquer les gens. Ce qu’on veut, c’est créer des situations inédites sur scène, en studio et dans les interviews.

Finalement, tu es un entertainer d’avant-garde.
L’avant-gardisme, pour moi, c’est compris dans le mot « entertainer». C’est mon job de rendre ma musique accessible aux gens qui ont le potentiel de la comprendre. Je sais au fond de moi, que le confort, c’est l’ennemi. Dans mes projets, je me mets des pièges exprès, je me manipule. Je joue avec une seule main, avec un instrument que je ne connais pas, avec un clavier cassé dont la moitié des notes font des bruits bizarres. Pour avoir l’œil du tigre dans ce que je fais sur scène. C’est la vie d’un grand monsieur de la musique que je suis.

Propos recueillis par Olivier Cachin

Album Gonzo disponible chez Gentle Threat

 

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Journaliste, peintre et musicien, Kira Moon est un homme curieux de toutes choses. Un penchant pour la découverte qui l'a emmené à travailler à Los Angeles et Londres. Revenu en France, l'oiseau à plumes bien trempées s'est posé sur la branche Zeweed en 2018. Il en est aujourd'hui le rédacteur en chef.

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