Brésil : désordres et progrès

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Fin juin, le plus grand pays d’Amérique latine dépénalisait l’usage et la possession de cannabis. Aussi progressiste soit-elle, la nouvelle législation est loin de faire l’unanimité. Enquête.

Si la possession personnelle de maconha vient d’être décriminalisée, le Brésil de Lula, réélu en 2022, continue à naviguer dans le flou : la filière du cannabis thérapeutique attend d’être légalisée depuis près d’une décennie. Dans la première puissance économique du continent sud-américain, les acteurs engagés en faveur d’une filière dédiée, sont éclectiques, des représentants de l’élite brésilienne aux haut-parleurs des quartiers populaires.

Voilà près d’une décennie que la décision était attendue. Depuis le 25 juin, la possession de maconha (cannabis) est considérée au Brésil comme une simple infraction, passible d’un avertissement délivré par la police. En votant en faveur de la décriminalisation du cannabis à usage personnel, 8 des 11 magistrats de l’institution de Brasilia ont mis fin à une procédure commencée en 2015 qui visait à statuer sur la constitutionnalité d’une loi adoptée en 2006 : celle-ci considérait comme un crime l’acquisition, la conservation ou le transport de tout type de drogue pour une consommation personnelle. Après examen, le STF (Tribunal suprême fédéral) avait finalement décidé de limiter le débat au seul cannabis.

La loi de 2006 ne punissait pas d’emprisonnement l’usage personnel de cannabis, préférant des mesures éducatives et des services d’intérêt général. Mais jusqu’alors, en l’absence de critères objectifs, l’appréciation était laissée aux policiers et aux juges des 26 États du pays. Or, selon ses détracteurs, celle-ci était à l’origine de nombreuses discriminations raciales et sociales, particulièrement si le consommateur était noir ou/et issu des favelas et quartiers populaires des métropoles du pays aux 215 millions d’habitants. En 2023, le juge Alexandre de Moraes, l’un des magistrats de la Cour suprême, avait d’ailleurs dénoncé le fait que « les jeunes, surtout les Noirs, sont considérés comme des trafiquants s’ils sont arrêtés en possession de quantité de drogues bien moins importantes que des Blancs de plus de trente ans ».

La décision de la Cour suprême devrait ainsi alléger le système pénitentiaire brésilien. Et désormais, les millions de fumeurs brésiliens pourront tirer avec moins d’angoisse sur leur maconha, chantée de Tim Maia à Erasmos Carlos, en passant par l’ancien ministre de la Culture, Gilberto Gil, militant de longue date de sa dépénalisation. « Pendant de nombreuses années, expliquait-il à la presse brésilienne cette année, j’ai expérimenté le cannabis, l’ayahuasca. C’étaient des choses guidées par mon peuple, par ma génération, par mes pairs, par mes collègues. »

72 % des Brésiliens se disent en effet opposés à l’usage récréatif du cannabis

Reste que cette avancée sociétale a été actée dans une large indifférence nationale : 72 % des Brésiliens se disent en effet opposés à l’usage récréatif du cannabis ; en premier lieu, les 22 % fréquentant les églises évangéliques menées par l’Église universelle du Royaume de Dieu.
Les habitants de la première puissance économique d’Amérique du Sud sont en revanche plus conciliants concernant l’usage du cannabis à des fins médicinales et industrielles, en particulier dans les cosmétiques – qui fait également l’objet de débats au Brésil : en 2022, la Cour Suprême a autorisé trois patients à cultiver du cannabis chez eux à des fins médicinales. Cette décision, qui pourrait faire jurisprudence, vient aux secours des 430 000 Brésiliens qui consomment aujourd’hui du CBD.
Jusqu’ici, ces derniers n’avaient qu’une option pour les obtenir : les faire venir de l’étranger ; au prix fort, en raison de coûts d’importation extrêmement élevés. Pour les magistrats brésiliens, cultiver quelques plants de cannabis chez soi ne constitue donc pas une menace pour la santé publique. Mais les sages de la Cour suprême prennent soin d’encadrer cette décision : pour planter du cannabis, les patients devront justifier d’une prescription médicale et obtenir l’autorisation de l’Agence nationale de surveillance sanitaire, l’Anvisa. Un cadre extrêmement rigoureux sur fond de grand flou juridique. Le cannabis médicinal n’a toujours pas été légalisé au Brésil : le projet de loi 399 attend l’approbation du Congrès depuis dix ans.

Militantisme, entreprenariat et économie nouvelle

Patrícia Villela Marino est l’une des activistes sur les starting-blocks (1). La P.-D.G. philanthrope de l’ONG Humanitas360 est l’une des leaders du mouvement brésilien qui défend la légalisation du cannabis médicinal. Quand elle n’est pas sur Brasilia, où elle est membre du Conseil de la Présidence de la République, cette Pauliste sillonne les provinces de la fédération pour assister à des forums et réfléchir aux politiques publiques qui permettraient d’accompagner l’usage médicinal du cannabis comme l’utilisation industrielle du chanvre. Sa fondation participe également au financement d’un think-tank dédié à cet enjeu : l’Institut de recherche sociale et économique sur le cannabis – « Il s’agit du droit à la vie des patients les plus pauvres.
Nous n’avons pas le droit de tarder à investir dans ce domaine », souligne-t-elle. Patrícia Villela Marino est à l’avant-garde du pragmatisme qui commence à s’emparer des milieux d’affaires, du patronat brésilien, et en particulier de ses agro-industriels, particulièrement conservateurs, vis-à-vis du potentiel économique du CBD et du chanvre industriel.
Mariée à Ricardo Villela Marino, issu d’une des trois familles contrôlant la holding brésilienne Itaúsa et la plus grande banque privée du pays, Itaú Unibanco, Patrícia Villela Marino est tout à la fois évangélique, mais aussi pro-Lula. « J’ai rencontré de nombreuses entreprises étrangères qui spéculent sur le fait que notre gouvernement se prononcera bientôt sur un cadre réglementaire et qui cherchent déjà à se positionner, comme the Green Hub, une société américaine. Si l’on veut éviter de se retrouver concurrencés dans son propre pays, il faut que nous accélérions : nos filières du café, tout comme celle du lait se sont effondrées. La nouvelle économie du cannabis industriel, qui pourrait être plus inclusive que nos anciens secteurs, est notre avenir, j’en suis convaincue. Mais plus nos législateurs tardent à s’emparer de cette question, plus nos start-up et sociétés pharmaceutiques brésiliennes sont menacées. »

Patrícia Villela Marino, milliardaire et pasionaria du cannabis thérapeutique

Pour cette progressiste fortunée, membre d’une famille « comparable aux Rothschild en richesse et en influence » note le magazine Forbes, « débattre du cannabis, c’est l’agenda de Jésus parmi nous, car cela nous demande de dépasser beaucoup de religiosité et de pharisaïsme ». Une hypocrisie qui n’épargne pas les milieux aisés d’un pays qui compte l’une des plus importantes inégalités de revenus au monde. « Presque tout le monde sniffe de la cocaïne en soirée, durant de chouettes parties, mais personne n’ose s’engager sur la légalisation du cannabis médical » ironise Patricia Villela Marino, qui a dû d’abord s’imposer dans son propre milieu, même si la fortune est un argument persuasif.

« Lula élu président, c’est une excellente nouvelle pour le cannabis au Brésil. » Rafael Arcuri, président de l’association nationale des producteurs de chanvre industriel

Selon le deuxième annuaire du cannabis médicinal au Brésil, publié par Kaya Mind en 2022, le cannabis brésilien, s’il était légalisé tant dans le domaine récréatif que thérapeutique, pourrait rapporter, après cinq ans de calage, jusqu’à 5,3 milliards de dollars à l’économie nationale et participer à la création de 328 000 emplois. « Les yeux du monde entier sont tournés vers notre pays », estime Viviane Sedola, fondatrice de l’entreprise en ligne Dr Cannabis, membre du Conseil économique et social brésilien et d’un groupe de travail au sein du gouvernement fédéral sur les substances psychoactives. Car une économie du cannabis médicinal s’est déjà développée au Brésil, sans attendre sa légalisation. Importateurs, sociétés pharmaceutiques, plateformes et associations : le millier d’entreprises brésiliennes opérant déjà dans le secteur du CBD a généré en 2023, 700 millions de reais (plus de 100 millions d’euros), soit une croissance de 92 % par rapport à 2022, selon les données collectées par Kaya Mind.
Les pionniers qui participent à cette économie naissante du cannabis médicinal brésilien forment un groupe diversifié. Certains sont rentrés dans le circuit après avoir expérimenté ses bienfaits pour la santé, comme l’ancien joueur de tennis professionnel Bruno Soares, quarante-deux ans, qui l’a d’abord employé pour ses effets anti-inflammatoires. En 2022, alors qu’il quittait le circuit professionnel, Soares a effectué, à travers son fonds MadFish, un investissement de plus d’un million d’euros dans le laboratoire Ease Labs de Belo Horizonte, dans l’État du Minas Gerais, qui importe et distribue des médicaments à base de cannabis médicinal. Le musicien carioca Marcelo Maldonado Gomes Peixoto, alias Marcelo D2, cinquante-six ans, leader du groupe Planet Hemp, vient de lancer sa propre gamme de produits à base de CBD, Koba by MD2, réalisée en partenariat avec la société paraguayenne Koba, qui « vise à démocratiser l’accès à ces médicaments ».

D’autres acteurs viennent du monde scientifique. Claudio Lottenberg, ancien P.-D.G. de l’hôpital Albert-Einstein (l’un des plus célèbres et meilleurs hôpitaux privés du Brésil) et aujourd’hui président du conseil d’administration de l’institution, dirige aussi ceux de Zion MedPharma et Endogen, des sites axés sur les produits à base de cannabis. À ses côtés, on retrouve Dirceu Barbano, ancien directeur de l’Agence nationale de surveillance sanitaire, l’Anvisa, qui a la tutelle sur la prescription et la délivrance de médicaments à base de cannabis. Tous ces opérateurs sont suspendus aux décisions qui seront prises à Brasilia : « Lula élu président, c’est une excellente nouvelle pour le cannabis au Brésil, notait en 2023 l’avocat Rafael Arcuri, président de l’association nationale des producteurs de chanvre industriel. Mais il est encore difficile de spéculer sur ce qui pourrait se produire et comment. La meilleure hypothèse est que le cannabis et le chanvre seront soumis à des réglementations plus larges, avec davantage d’utilisations autorisées pour les cannabinoïdes ou le chanvre. Mais la culture sur le sol brésilien reste une question délicate. Lula peut également utiliser ses pouvoirs pour proposer un nouveau projet de loi, plus adapté à ce Congrès, ou émettre un décret présidentiel réglementant différents aspects de la commercialisation du cannabis et du chanvre. » De l’ordre et du progrès… enfin ?

 

Jean-Christophe Servant

 

1) Les propos de Patrícia Villela Marino, qui a choisi pour l’heure de ne plus communiquer avec les médias, sont tirés d’entretiens donnés entre 2023 et 2024 à la presse brésilienne.

 

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Journaliste, peintre et musicien, Kira Moon est un homme curieux de toutes choses. Un penchant pour la découverte qui l'a emmené à travailler à Los Angeles et Londres. Revenu en France, l'oiseau à plumes bien trempées s'est posé sur la branche Zeweed en 2018. Il en est aujourd'hui le rédacteur en chef.

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