Amsterdam a été le point de départ d’une nouvelle manière, à la fois révolutionnaire et pragmatique, d’envisager la lutte contre la drogue. Un modèle unique qui, bien qu’ayant porté ses fruits et influencé le débat mondial sur la dépénalisation et la légalisation du cannabis, semble aujourd’hui remis en question.
Contexte d’une avant-garde
À l’aube des années 1970, Amsterdam a des allures de point de rendez-vous par excellence de la contre-culture européenne. Le Vondelpark, l’un des plus grands parcs de la ville, est devenu le lieu de rassemblement des hippies et autres tribus urbaines en mal de révolution. Les artistes, musiciens et free spirits squattent dans le quartier Jordaan ; les punks se retrouvent dans l’emblématique salle de concert Le Melkweg, et les « Provos », mouvement politico-libertaire hollandais, organisent des happenings pour défier l’autorité et promouvoir des changements sociaux. Mais, derrière cette effervescence plutôt bon enfant se profile un tableau beaucoup plus noir : la longue tradition commerciale des Pays-Bas a fait de ce petit pays une des plaques tournantes de la fourniture de stupéfiants en tous genres.
L’esprit de « Koss » ou la voie d’une politique de la tolérance
Dans le fameux « quartier rouge », personne ne se cache pour vendre, acheter et consommer de l’héroïne, de la cocaïne ou bien du LSD. Les autorités de police sont débordées et, outre les problèmes de santé publique, la concurrence entre dealers fait rage et dégénère le plus souvent en pugilat. Dans le même temps, chaque samedi matin, sur les ondes de la radio publique, un jeune homme aux cheveux longs et chapeau noir à larges bords ne cesse de gagner en popularité. Il s’appelle Koos Zwart et n’est autre que le fils d’Irène Vorrink, la ministre de la Santé et de la Protection de l’environnement. Non content d’informer ses auditeurs sur le cours tarifaire des drogues disponibles à Amsterdam, il prône la tolérance et déborde d’idées. C’est lui, notamment, qui suggère à la direction du Paradiso, la boîte la plus en vue du moment, de se débarrasser des dizaines de dealers qui officient dans l’établissement pour embaucher un « dealer maison » afin de mieux contrôler les prix et la qualité des stupéfiants proposés.
En outre, il n’est pas étranger à la manière dont s’est déroulé l’immense festival Holland Pop organisé en juin 1970 sur les bords du lac de Kralingse, près de Rotterdam. Avec près de 100 000 personnes réunies trois jours durant pour écouter les Pink Floyd, Jefferson Airplane ou Carlos Santana, la police se retrouve face à un casse-tête : comment gérer ce qui se présente comme la plus importante réunion de fumeurs de cannabis jamais vue aux Pays-Bas ?
C’est alors que, inspiré par l’esprit de Koos Zwart, la police et les organisateurs du festival s’entendent pour expérimenter une nouvelle politique : chacun pourra fumer, et même vendre ce qu’il veut ; en contrepartie de quoi, des dizaines de médecins et de médiateurs bénévoles, secondés par une escouade d’agents de police déguisés en hippies, s’assureront que tout se passe au mieux. Au final, le festival est un succès, sans bagarres ni overdoses, et l’expérience, une réussite qui va donner des idées au gouvernement néerlandais. De fait, le tout-répressif ne fonctionne plus à Amsterdam. Il faut changer de stratégie, imaginer quelque chose d’autre.
« Opiumwet » : la loi révolutionnaire en faveur des drogues douces
Un premier comité d’étude propose, à la fin de l’année 1971, une évolution graduelle vers la « décriminalisation » des stupéfiants. Puis une autre commission, l’année suivante, publie un rapport qui finira par convaincre la coalition au pouvoir. En 1976 est votée une loi connue sous le nom d’ « Opiumwet », laquelle s’impose comme un des plus beaux exemples du pragmatisme batave. L’objectif est de concentrer les efforts de la police et du système judiciaire sur les drogues dures (héroïne, cocaïne, amphétamines…), tout en réduisant la stigmatisation et les poursuites contre les consommateurs de cannabis. Cette innovation véritablement révolutionnaire ouvre également la voie à la création de coffee shops agréés par l’État ; établissements spécialisés où la vente de petites quantités de cannabis est tolérée sous certaines conditions : pas de clients mineurs, pas de publicité, un stockage sur place limité et une vente par personne et par jour fixée à cinq grammes maximum. Cette politique a par ailleurs un avantage non négligeable puisqu’elle permet de contrôler la qualité du cannabis vendu et de diminuer du même coup les risques sanitaires associés à la consommation de produits de mauvaise qualité.
Dans les décennies suivantes, les coffee shops se multiplient, devenant partie intégrante du paysage urbain néerlandais. Et, bien que cette tolérance ait suscité des controverses, les données montrent que la consommation de drogues dures aux Pays-Bas demeure relativement faible par rapport à d’autres pays européens. Ce qui n’empêche les autorités d’ajuster leur politique. Dans les années 1990, par exemple, des mesures sont prises pour réduire le nombre de coffee shops dans certaines zones urbaines et limiter leur concentration près des écoles.
Vers la fin des coffee shops ?
Malgré ces ajustements à la marge, Amsterdam apparaît vite comme un phare de tolérance dans un océan de répression. Peu à peu, la ville s’impose comme une destination de choix pour les étrangers en quête d’expérimentations sans risques. À tel point que l’on estime qu’environ 30 % des touristes qui visitent Amsterdam le font principalement pour l’expérience des coffee shops. Or, avec plus de 20 millions de touristes qui longent ses canaux chaque année, certaines conséquences délétères de ce surtourisme ont directement participé à l’élection de Femke Halsema à la mairie de la ville en 2018. Ayant à cœur de réduire les nuisances que ce commerce inflige aux résidents locaux, cette ancienne dirigeante du Parti écologiste interdit dès 2023 de fumer du cannabis dans les rues du Quartier rouge ; une mesure couplée à un renforcement des restrictions sur l’alcool et à une fermeture plus tôt le week-end des cafés, bars, restaurants et maisons closes. Radicale, l’édile de la ville s’était d’ailleurs dit prête à interdire les coffee shops aux étrangers.
Cette menace est suspendue aux effets d’autres mesures drastiques sensées enrayé le surtourisme : augmentation de la taxe de séjour, mise en place d’une réglementation stricte sur la location saisonnière, bannissement des bateaux de croisière du centre-ville, ou encore interdiction de construire de nouveaux hôtels dans la ville. La crise du tourisme apparait pour la commune comme l’occasion de renouveler l’image d’Amsterdam. D’après la municipalité, la campagne « Renouvelez votre regard » lancée en 2023, constitue l’espoir d’attirer un autre type de visiteurs, davantage tournés vers les richesses culturelles de la Venise Hollandaise. Loin de tourner complètement le dos à un héritage d’avant-garde en matière de tolérance vis-à-vis de la consommation de drogue, Femke Halsema s’est dit favorable à une régulation des drogues dures comme la cocaïne et la MDMA. « On pourrait imaginer que la cocaïne puisse être obtenue auprès de pharmaciens ou via un modèle médical », déclarait-elle récemment dans un entretien donné à l’AFP. Affaire à suivre.